Thorn le prédateur
je devrais désormais
apprendre à réprimer, ou tout au moins ignorer les discordes et contestations
qui pouvaient s’élever entre les moitiés mâle et femelle de ma nature.
Très bien, me dis-je, je me considérerais comme heureux de
n’avoir pas assez bien, ou pas assez longtemps connu Becga pour risquer de
ressentir à l’égard de cet enfant un quelconque attachement sentimental.
J’abjurerais froidement toute responsabilité, tout regret concernant sa mort.
Je tirerais désormais pleinement avantage de ma nature. Je serais Thorn le Mannamavi ,
un être à la conscience désinhibée, sans compassion ni remords, un être aussi
implacablement amoral que le juika-bloth ou tout autre raptor [60] sur cette terre. Je serais cela.
AU LAC BRIGANTINUS
17
Nous repartîmes ensemble de Basilea, moi et Wyrd le Traqueur
des Bois, l’Ami des Loups, le Pourvoyeur de Charognes. Ses pérégrinations le
menaient alors vers l’est, direction dans laquelle j’avançais, vers les terres
occupées par les Goths. Comme je n’avais aucune raison de me presser d’y
arriver et que je ne cessais d’apprendre du vieil homme des bois de nouvelles
choses utiles, j’étais plus que satisfait de poursuivre en sa compagnie et de
marcher à son pas.
Durant les semaines qui suivirent notre départ de Basilea,
l’essentiel des enseignements de Wyrd se concentra sur les soins à prodiguer
aux chevaux, et plusieurs détails précis sur la manière de les monter. Comme je
l’appris bientôt, je ne savais pas encore grand-chose sur le sujet. Mon unique
sortie sur Velox s’était faite soit au pas, soit au triple galop, et tout
novice est capable de le faire. Lorsque Velox m’invita aux joies du trot, je me
trouvai particulièrement heureux de ne pas avoir de testicules entre moi et la
selle. Wyrd me montra comment accompagner les mouvements du cheval, en se
levant puis en s’enfonçant sur la selle, et cela rendit le trot beaucoup moins
cahotant, sans m’expliquer pour autant comment faisait un homme normalement
équipé pour supporter ce traitement. Il s’avéra en progressant avec Wyrd dans
l’art d’entretenir et de monter les chevaux, que j’avais besoin de bien autre
chose que de cuisses fortes et endurcies.
— Rappelle-toi toujours, gamin, insistait-il, que les
dieux de la nature ont créé le cheval pour rester libre, sauvage et dépourvu de
maître. Certes, sa taille et sa forme semblent l’avoir prédisposé à porter un
cavalier, mais ce n’est pas le cas. Quand tu le chevauches, tu n’es en fait
rien d’autre qu’un parasite sur le dos de la créature. Il faut donc tendre
avant tout à lui ôter toute idée de ce genre. Tu dois le cajoler de façon à
t’imposer comme un partenaire… et en l’occurrence, le partenaire dominant.
De sorte que, mon sémillant Velox manifestant en général une
certaine mauvaise volonté à se mettre à l’ouvrage de bon matin, Wyrd me montra
comment le mettre en condition de soumission. Je devais me tenir tout près du
cheval, et lui gratouiller gentiment le garrot tout en sifflant faux très
doucement à son oreille, puis faire remonter cette caresse depuis la base de sa
crinière vers le haut de sa tête, moment auquel, en principe, il devenait assez
enclin à accepter d’être bridé, sellé et monté. J’appris également à corriger
Velox chaque fois qu’il se rendait coupable d’un mouvement d’impudente
insoumission, plutôt que de lui pardonner dix fois de suite son espièglerie
pour perdre patience la onzième fois.
— Vois-tu, expliquait Wyrd, cette seule démonstration
de colère serait de nature à gâcher le bon caractère de n’importe quel cheval.
Un jour, Wyrd m’apprit une chose étonnante :
— Veille bien, gamin, à ferrer les sabots de ton cheval
lorsque tu dois cheminer un moment sur un sol rocailleux. En revanche, lorsque
comme actuellement nous chevauchons sur de la terre, c’est l’inverse qu’il faut
faire ; tu en feras ainsi ta meilleure sentinelle, un guetteur de premier
ordre au fil de ta route. Si quelqu’un approche subrepticement de toi, le
cheval sentira la vibration de son pas sur le sol bien avant que tu aies
toi-même pu l’entendre ou le voir venir.
Une autre fois, alors que Wyrd et moi avancions de conserve
à un pas tranquille, moi devant, et que nous traversions une forêt tout à fait
ordinaire, bien qu’assez dense, aux dernières heures du jour, mon Velox fit
soudain un bond formidable qui me laissa
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