Thorn le prédateur
était le travail de Gudinand : rester debout toute
la journée plongé jusqu’au cou dans un bassin rempli d’urine rance et d’autres
ingrédients tout aussi malodorants, avec de fétides peaux fraîches, et patauger
péniblement pour les piétiner, avant de les essorer ensuite à la main, une à
une. Ceci l’obligeait évidemment, au sortir d’une journée de travail, à passer
un certain temps dans un des thermae les moins chers de la ville, ou à
se savonner longuement dans le lac, au fil de plusieurs bains successifs, avant
de venir me retrouver pour des moments de joie partagée. Il m’avait strictement
interdit de venir le retrouver à son travail, mais j’avais déjà pu me rendre
compte, ailleurs dans Constantia, à quel point cette tâche pouvait être
ignoble. Je savais donc ce qu’elle impliquait, et… Iésus, songeai-je,
Gudinand avait sans doute travaillé sur quelques-unes des peaux que nous avions
ramenées !… Je savais aussi parfaitement qu’un emploi aussi vil n’était
ordinairement confié qu’aux esclaves considérés comme les moins dignes de
respect.
J’étais donc fort étonné que Gudinand ait pu accepter une si
pénible occupation, et que ses supérieurs n’aient jamais songé à le promouvoir
à un poste un peu plus enviable. Comment avait-il pu supporter tant d’années de
se charger de cette tâche repoussante ? Pourquoi semblait-il résigné
d’avance à poursuivre ce travail jusqu’à la fin de ses jours ? Je le redis
ici, c’était un jeune homme élégant et affable, de belle prestance, jamais très
bavard, mais n’ayant pas sa langue dans sa poche pour autant, et s’il n’avait
pas eu ma chance de pouvoir poursuivre des études, son défunt père lui avait
tout de même enseigné à lire et à écrire la langue gotique.
N’importe quel marchand de Constantia aurait été heureux de
l’avoir dans son échoppe pour accueillir et conseiller les clients, afin de les
mettre en condition avant d’être pris en main par le patron pour la besogne
délicate consistant à traiter de la véritable affaire. Gudinand aurait excellé
à ce poste. Qu’il n’y ait jamais postulé, ou qu’on n’ait jamais fait appel à
lui pour cela dépassait ma compréhension. Gudinand ne m’ayant jamais posé de
questions sur ma situation personnelle, je m’interdis à mon tour de
l’importuner avec mes interrogations, tant à son sujet qu’à celui de sa vie si
curieusement confinée. Il était mon ami, j’étais le sien. Deux amis ont-ils
réellement besoin d’en savoir plus l’un de l’autre ?
Il y avait pourtant chez lui autre chose qui non seulement
m’éberluait, mais me troublait réellement. De temps à autre, sans prévenir et
même si nous étions occupés à une activité ludique et prenante, Gudinand s’immobilisait
soudain d’un air solennel, voire soucieux, et demandait quelque chose du
genre :
— Thorn, as-tu vu cet oiseau vert qui vient de
passer ?
— Non, Gudinand. Je n’ai pas vu d’oiseau du tout.
D’ailleurs, je n’ai jamais vu d’oiseau vert de ma vie.
Ou bien il me faisait une remarque sur le vent chaud, ou le
vent froid qui venait de se lever… alors que je n’en avais senti aucun, et que
nulle feuille n’avait bougé dans les arbres ou les buissons proches. Ce n’est
qu’après un certain nombre de ces perceptions pour le moins curieuses que je
remarquai autre chose. À chacune de ces occasions, il resserrait violemment les
pouces contre la paume de sa main, à tel point qu’il ne semblait plus avoir que
quatre doigts. Et s’il arrivait qu’il soit pieds nus à ce moment-là, ses
orteils aussi se crispaient les uns contre les autres, comme s’il avait eu des
sabots à la place des pieds. Encore plus déconcertant peut-être, à ce moment
précis, sans dire un mot, Gudinand partait en courant comme un dératé, se
démenant aussi vite qu’il le pouvait sur ces pieds-sabots, et je ne le revoyais
plus du restant de la journée. Le lendemain, lorsque nous nous retrouvions, il
ne donnait aucune explication ni ne fournissait la moindre excuse quant à son
comportement de la veille et le fait qu’il m’ait brusquement abandonné. Chaque
fois, il se comportait comme s’il avait totalement oublié l’incident, ce qui
avait le don de me mystifier un peu plus encore.
Cependant, ces étranges épisodes furent heureusement
suffisamment rares pour ne pas interférer dans notre relation, et sur ce
sujet-là comme sur les
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