Thorn le prédateur
seule famille, je le
découvris, était sa mère invalide, et il travaillait pour les nourrir tous les
deux. Mais dès qu’il était libre une fois son travail terminé, et le dimanche
toute la journée, nous étions inséparables. Nous nous amusions fréquemment à
faire des blagues aussi puériles que drôles – bien que j’eusse craint un
temps qu’à son âge, Gudinand considérerait ces gamineries comme indignes de
lui – comme de dérober un fruit à l’étal d’un marchand et fuir en courant
sans le payer, ou d’attacher une ficelle à un poteau, d’aller se cacher de
l’autre côté de la rue et d’attendre qu’un type un peu pompeux se présente pour
tendre la corde et s’esclaffer de le voir tomber de façon ridicule ; des
choses de ce genre. Nous organisâmes aussi des activités moins espiègles. Nous
fîmes des courses l’un avec l’autre, des concours d’ascension dans les arbres,
des combats de lutte, et Gudinand emprunta de temps à autre un tomus pour aller pêcher sur le lac.
Wyrd était toujours à Constantia en train de vendre nos
peaux, et comme il en tirait un bon prix, il avait de quoi me donner assez
d’argent pour couvrir mes dépenses quotidiennes, mettant de côté le reste de ma
part pour parer à l’avenir. Il eut donc l’occasion de rencontrer à une ou deux
reprises Gudinand, et sembla très satisfait que je me sois fait un nouvel ami.
Dès que j’eus présenté Wyrd à Gudinand, celui-ci me
dit :
— Il a l’air trop vieux pour être ton père. C’est ton
grand-père ?
— Nous n’avons aucun lien de parenté, répondis-je.
Puis, ne voulant pas déchoir aux yeux de Gudinand en avouant
ma condition d’apprenti au service d’un maître, je mentis et affirmai, comme si
j’étais le rejeton dorloté de quelque famille noble :
— C’est mon tuteur. Mon gardien, si tu préfères.
Gudinand aurait fort bien pu se demander contre quoi il
était censé me protéger, et pourquoi un jeune garçon de famille noble avait
pour tuteur un vieil homme des bois mal équarri comme lui, mais il ne chercha
pas à en savoir davantage.
Dès que Wyrd eut achevé nos transactions commerciales à
Constantia, et aucune chasse ultérieure n’étant prévue pour nous avant
l’automne, il passa l’été à faire des excursions à cheval dans la campagne et
les bourgades entourant le lac, pour aller revoir ses vieux camarades au fort
d’Arbor Félix [66] , dans la ville de Brigantium perchée sur une
colline, ou encore à la garnison insulaire du Castrum Tiberii [67] . Je n’étais
pas spécialement désireux de traîner tout l’été en sa compagnie, sans autre
occupation que de l’écouter évoquer en buvant sec d’interminables souvenirs
avec de vieux camarades de son âge, aussi fus-je très satisfait de pouvoir
rester à Constantia et de retrouver Gudinand dès que c’était possible.
Libre de cabrioler et d’organiser des blagues en sa
compagnie, je goûtais intensément cette liberté, n’ayant jamais connu d’ami
aussi attachant. Mais il y avait chez lui des choses qui m’intriguaient.
C’était un jeune homme de dix-huit ou dix-neuf ans, grand, bien bâti, plutôt
joli garçon, intelligent, au comportement chaleureux, or il semblait n’avoir eu
aucun ami avant mon arrivée. Je savais qu’il était fils unique, et peut-être
jouais-je pour lui le rôle d’un petit frère de substitution. Mais je ne
parvenais pas à comprendre pourquoi il fuyait les jeunes de son âge, ou
pourquoi ces derniers l’évitaient. Je sais simplement que je ne vis jamais
personne en sa compagnie, et que nul garçon ou fille ne vint se joindre à nous
lorsque nous jouions ensemble.
Au surplus, alors que j’avais menti comme un poltron au
sujet de ma véritable condition d’apprenti, Gudinand, lui, n’avait fait aucun
secret de sa misérable condition personnelle. Il occupait pourtant un poste qui
le plaçait plus bas encore que moi dans l’échelle sociale, comme simple employé
dans une malodorante tannerie. Depuis cinq ans, il était apprenti dans la cour
où ce tanneur recevait les peaux pas encore traitées, où elles étaient
travaillées pour en faire le cuir. Ce travail nauséabond consistait d’abord à
les plonger dans un bassin rempli d’urine de chien mélangée à d’autres substances ;
avant de les agiter, de les presser puis de les tordre, on y ajoutait divers
sels minéraux et pour finir, on remettait le tout à tremper. Et ceci, sans
arrêt.
Tel
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