Thorn le prédateur
terme littéralement souillé.
Je repris de nouveau :
— Si Jésus était vivant aujourd’hui, Frère Méthode,
serait-il évêque ?
— Le Seigneur Jésus ? (Méthode dessina le signe de
croix sur son front.) Ne, ne, ni allis ! Jésus serait… ou plutôt,
il est… quelqu’un d’infiniment plus grand que n’importe quel évêque. La pierre
de touche de notre foi, comme l’appelle saint Paul. (Frère Méthode consulta la
Bible en gotique qu’il tenait sur les genoux.) Ja, ici même, saint Paul
dit aux Éphésiens, au sujet du dessein divin : « Af apaústuleis
jah praúfeteis… »
— Comment savez-vous, Frère Méthode, ce que dit saint
Paul ? Je n’ai entendu aucune parole sortir du livre.
— Akh ! liufs Guth ! gronda le moine,
presque secoué de convulsions. Le livre n’affirme évidemment rien à voix haute,
mon enfant… Il prononce ces mots par l’intermédiaire de signes tracés à
l’encre. Je lis ce qu’ils signifient. Ce que saint Paul a dit.
— Alors il faudrait que vous m’appreniez à lire, Frère
Méthode, afin que je puisse à mon tour entendre les mots de Paul, et de tous
les autres saints et prophètes.
Ainsi débuta mon éducation séculière. Frère Méthode,
peut-être juste par mesure d’autodéfense, entreprit de m’apprendre à lire la
Vieille Langue, et je persuadai Frère Hilarion de m’enseigner à lire le latin.
À ce jour, ce sont les deux seules langues que je puis me vanter de maîtriser à
peu près correctement. Je n’ai appris du grec que ce qu’il faut pour soutenir
une simple conversation, et ne possède des autres idiomes que de vagues
notions. Mais à vrai dire, y a-t-il déjà eu de par le vaste monde une seule
personne possédant à fond toutes les langues existantes, hormis peut-être la
nymphe païenne Écho ?
Pour m’apprendre à lire le latin, Frère Hilarion se servit
de la Vulgate, Bible traduite du grec par saint Jérôme d’après la Septante dans
un latin clair et compréhensible, même pour un débutant. Apprendre à lire le
gotique fut en revanche une affaire bien plus complexe, car pour me
l’enseigner, Frère Méthode utilisa la traduction faite de la Bible par l’évêque
Wulfila. Avant son arrivée, le seul langage écrit utilisé par les Goths était
les runes antiques, que Wulfila avait estimées inaptes à retranscrire les
Saintes Écritures. Aussi inventa-t-il un alphabet entièrement nouveau pour la
langue gotique, empruntant certaines de ses lettres au futhark des
Goths, quelques-unes au grec et d’autres au latin, et cet alphabet a été
largement utilisé depuis parmi la majeure partie des nations germaniques.
Dès que j’eus une certaine maîtrise de l’art de la lecture,
je découvris dans le scriptorium des livres moins difficiles et plus
intéressants, le Biuhtjos jah Anabusteis af Gutam, compilation des
« Lois et coutumes des Goths », et le Saggwasteis af Gut-Thiudam, anthologie
de « Chants épiques des peuples goths » ainsi que de nombreux autres,
en gotique ou en latin, relatifs à mes ancêtres et parents, tel le De
Origine Actibusque Getanum d’Ablatius, qui retraçait l’histoire des Goths
depuis leurs premiers contacts avec l’Empire romain.
En citant ces ouvrages, j’ai employé l’imparfait, car j’ai
de bonnes raisons de penser que ceux de ma génération et moi-même auront sans
doute été les derniers à avoir pu les lire. Alors que j’entamais leur
découverte, l’Église avait déjà depuis longtemps commencé à froncer les
sourcils devant tous les livres écrits par des Goths, traitant d’eux, ou
simplement rédigés dans leur langue, que ce soit en futhark ou dans
l’alphabet concocté par Wulfila.
Cette désapprobation de l’Église était bien entendu fondée
sur le fait que les Ostrogoths, comme les Wisigoths, partageaient la même foi
arienne détestée. Au fil des ans, les prêches catholiques à leur encontre se sont
faits plus sévères, et l’on n’a cessé de les bannir de plus en plus
impitoyablement, de les brûler même, jusqu’à effacer littéralement toute trace
de leur existence. Quand je mourrai, il ne subsistera plus, je le crains, un
seul fragment écrit de l’histoire et de l’héritage des Goths, et leur nom ira
s’ajouter à la longue liste des peuples frappés d’extinction, indignes même du
simple souvenir.
Dom Clément avait beau être résolument hostile à
l’arianisme, comme tout bon ecclésiastique catholique, il
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