Thorn le prédateur
de
vingt ans. Et je l’étais sans doute, tant il est vrai que les jeunes gens de
cet âge, quel que soit leur niveau social, ne sont pas surchargés de savoir et
de sagesse, en dépit du coût et de la qualité de leur éducation. Comme eux,
j’étais gorgé à satiété de faits arides, d’arguments récités aussi
machinalement qu’un perroquet et de certitudes catégoriques. Plein d’une pompeuse
stupidité. Sur tous les sujets qu’il m’avait été donné de retenir, j’étais
capable de discourir à perdre haleine, aussi bien dans la Vieille Langue que
dans un latin fort acceptable, de ma voix ridiculement flûtée d’enfant de douze
ans : « Vous trouverez dans les Écritures, mes frères, quasiment
toutes les figures de rhétorique existantes. Voyez ainsi, par exemple, la façon
dont le psaume quarante-trois illustre à merveille l’usage de l’anaphore, ou
répétition délibérée : Tu nous as fait évoluer… tu nous as fait
renoncer … tu as trahi ton peuple… tu nous as fait honte… Le psaume
soixante-dix quant à lui, est une parfaite occurrence de l’éthopée, cette
peinture des mœurs et des passions humaines… » Mon sens précoce de la pose
et de l’affectation faisait certes la joie de mes précepteurs, mais force est
de reconnaître qu’ensuite, au cours de ma vie, ce talent pour la rhétorique
s’avéra aussi inutile pour moi que pour quiconque.
De la même façon, je devais plus tard me rendre compte que
la plupart des éléments que l’on m’avait enseignés étaient faux, que nombre des
principes que j’avais acquis étaient sans fondement, et que l’essentiel des
arguments que l’on m’avait présentés étaient spécieux. Inversement, aucun moine
ne m’avait jamais instruit de ce qu’un enfant eût pu retenir avec profit. Par
exemple, l’on n’avait cessé de me marteler que toute activité sexuelle est par
essence un péché sordide et malfaisant, et qu’il n’y fallait jamais accorder
une seule pensée, sans parler du fait de s’y adonner. Mais nul n’avait songé à
m’expliquer ce dont je devais précisément me défier, d’où ma sotte
ignorance lorsque je fis la connaissance de Frère Pierre, et plus tard de Sœur
Deidamia.
Quoi qu’il en soit, bien que l’éducation que l’on m’inculqua
n’ait été que rebut, et qu’on ait totalement négligé une grande partie de
celle-ci, je n’en appris pas moins à lire, à écrire et à compter. Ces
capacités, jointes à la tolérance avec laquelle Dom Clément m’avait laissé
explorer le scriptorium , me permirent durant ce temps passé à Saint-Damien
d’ingérer nombre d’informations et d’opinions ne faisant pas partie du curriculum autorisé. Et ce que j’acquis ainsi par moi-même me permit en retour, le moment
venu, de me poser des questions et de remettre en cause – mentalement tout
au moins, car j’osai rarement l’exprimer à voix haute – nombre des
postulats dont m’avaient si pieusement nourri mes professeurs. Je fus amené
ensuite, au fil du temps, à apprendre bien davantage par mes propres moyens,
jusqu’à me débarrasser définitivement du poids mort de toutes les faussetés,
pathétiques de désinformation, que ces tuteurs avaient été incités à
m’enseigner.
De fait, environ un an avant mon départ de Saint-Damien,
l’éducation précoce que j’avais reçue me permit d’avoir mes premiers aperçus
indirects du monde qui s’étendait au-delà de l’abbaye, de la vallée et des
hautes terres environnantes, et plus largement même au-delà de la nation
burgonde. Notre frère Paul, l’habile scribe qui avait tenu auprès de Dom
Clément le rôle de secrétaire particulier, affligé d’un abcès, fut bientôt
cloué à son lit de douleur. Malgré nos prières et les soins que lui administra
notre moine infirmier, Frère Paul ne cessa de souffrir, puis se mit à décliner
peu à peu et finit par rendre son dernier soupir.
Dom Clément me fit alors l’honneur inattendu de m’élever à
sa place au poste d ’exceptor, c’est-à-dire qu’il ajouta cette tâche aux
nombreux devoirs qui m’incombaient déjà. J’étais, il est vrai, capable de lire
et d’écrire à la fois la Vieille Langue et le latin, ce dont nul précepteur
travaillant au scriptorium ou au chartularium ne pouvait se
targuer, ce qui eut pour effet de limiter d’autant les médisances et messes
basses des moines, déçus que l’on m’ait ainsi accordé la primauté. Inutile
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