Thorn le prédateur
ma
supposition ne devait pas être si erronée, juste un peu prématurée, en fait,
car un homme escaladait déjà à toute allure les échelles, sans doute chargé
d’un message à expédier par ce biais.
Pour le moment, ce n’était pas ce qui m’inquiétait le plus.
Il y avait plus grave : ce gémissement que venait de pousser Amalamena.
Elle avait fermé les yeux et serré les mâchoires, et le rose de ses joues avait
brutalement viré au blanc verdâtre, tandis que titubant sur sa selle, elle
tentait désespérément de se cramponner au pommeau. Son brusque mouvement pour
observer le phare avait dû, pensai-je, déchirer quelque chose en elle. Je
saisis donc les rênes de son cheval, l’amenai auprès du mien, passai un bras
autour de la jeune fille vacillante pour la maintenir, et criai à l’escorte de
presser l’allure.
Au même instant, plus proche d’Amalamena que je l’avais
jamais été, je sentis, même en plein air, une senteur inhabituelle monter de la
jeune fille. Comme je l’ai dit, j’étais depuis longtemps habitué à déceler les
odeurs des femmes, et capable d’en déduire leur humeur ou de deviner si elles
étaient indisposées. Mais cette odeur était totalement nouvelle. Mon acuité
olfactive était telle que je fus sans doute le seul, peut-être avant la
princesse elle-même, à la remarquer. Cela n’avait rien de pénétrant ni de très
violent – comme les miasmes des déjections de Daniel le Stylite –
mais c’était insidieux, entêtant comme peut l’être une fumée. L’odeur allait
sans doute se répandre sur la princesse, imprégner ses vêtements, son lit, tout
ce qu’elle toucherait.
Le iatrós Alektor m’expliqua plus tard de quoi il
s’agissait, et j’appris que cela n’avait rien de spécifique aux femmes. C’était
l’odeur de toute personne affligée d’un kreps mortel lorsqu’il se
transformait en ulcère ouvert. On l’appelle en grec brómos musarós, « l’abominable
puanteur », ce terme décrivant doublement l’odeur en question, le vocable
« musarós » (dégoûtant) contenant le mot « mus »
qui veut dire « souris ». Et je vous l’assure, cette exhalaison
rappelle la senteur de moisi d’un nid de souris, mêlée à une autre plus âpre,
celle de l’urine de celui qui a mangé des asperges. Ayant eu l’expérience des
champs de bataille, je peux aussi ajouter qu’elle se rapproche, par certains
côtés, de l’odeur putride d’une plaie atteinte de gangrène purulente.
Mais j’anticipe.
Quand nous rentrâmes au xenodokheíon, je fis
descendre la princesse de sa monture avec la plus grande précaution, aidé de
Swanilda et de quelques autres serviteurs, et nous la portâmes dans sa chambre.
Amalamena pouvant désormais difficilement nier qu’elle était malade et qu’elle
souffrait, et étant trop faible pour se plaindre de mon ingérence dans son état
de santé, je demandai à l’une des jeunes filles khazars de courir prévenir le iatrós.
Alektor arriva en compagnie du grammateús qu’avait
promis d’envoyer Zénon, un vieil homme frêle qui se présenta sous le nom
d’Eleón. Je le conduisis dans une pièce vide, et lui demandai de bien vouloir
attendre le moment où je ferais appel à ses services. Puis, tandis que le iatrós s’occupait de la princesse, je revins arpenter anxieusement le plancher de
cette pièce, et vis le vieil Eleón tailler un certain nombre de plumes, les
piquer çà et là derrière ses oreilles dans la masse de ses cheveux blancs,
dérouler diverses feuilles de parchemin, les polir avec une fourrure de taupe,
et remuer l’encre de son pot de façon si maladroite qu’il se tacha lui-même et
macula plusieurs meubles autour de lui.
Quand Alektor nous rejoignit, secouant la tête d’un air
morose, nous allâmes nous mettre à l’écart et il m’annonça :
— Inutile de lui cacher la mandragore. Elle en prend
bien volontiers. Mais maintenant que le « ver de la charogne » s’est
révélé, il la dévore avec rapacité et gagne du terrain de manière effrayante.
Il va lui falloir des doses de drogue de plus en plus massives. Je vais vous
laisser vous occuper de ça. J’ai donné des instructions à sa servante en ce qui
concerne la manière de la changer régulièrement. Mais je recommande qu’on
veille sur elle nuit et jour. Il y aura des moments, de plus en plus fréquents,
hélas, où elle ne sera plus en mesure de satisfaire d’elle-même à ses…
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