Thorn le prédateur
goûter un peu.
Puis je me dirigeai vers une fenêtre donnant sur la Propontis, et observai le
phare. Sa lumière clignotait, sans doute pour envoyer ou répéter le message
qu’il avait dû transmettre auparavant par signaux de fumée. Je me rendis
ensuite dans ma chambre, où je froissai grossièrement les toiles de lin
couvrant mon lit. Si un espion pointait son nez durant la nuit, en aucun cas il
ne pourrait se douter que je n’y avais pas couché. Il penserait que n’arrivant
pas à trouver le sommeil, j’étais sans doute allé me relaxer en compagnie d’une
de mes servantes khazars.
J’emportai ensuite la jarre de vin jusqu’à la chambre
d’Amalamena, et m’armai de courage afin de ne pas broncher quand la bouffée de brómos
musarós m’assaillit. La princesse, couchée, était toujours seule, et je la
trouvai aussi blême et malheureuse que lors de notre retour du palais.
— Vous souffrez, Princesse ? demandai-je
anxieusement.
Elle secoua la tête d’un air las.
— Swanilda m’a changée une dernière fois avant de
partir. Et je dois le confesser, la vue de ma… blessure découverte est assez
désespérante.
— Eh bien tenez… Buvez un peu de ce bon vin de Byblis,
proposai-je, en remplissant un gobelet à son intention. Je vous l’ai apporté en
pensant que sa belle couleur sang aiderait à fluidifier le vôtre. Et que ce
soit le cas ou pas, il saura bien vous tirer de votre mélancolie.
Elle en prit une gorgée, puis se mit à le boire comme si
elle mourait de soif. J’emplis un gobelet pour moi, le posai près du petit lit
bas de la cosmeta, et entrepris de me mettre en tenue de nuit. Les Goths
dorment nus, excepté quand les nuits sont exceptionnellement froides ;
dans le cas présent, bien sûr, je continuai à affecter la pudeur romaine et
conservai la bande qui m’enserrait les hanches. Cette pudeur n’était d’ailleurs
pas que feinte. Même si je m’étais déjà dévêtu devant Amalamena un peu plus
tôt, je ne parvenais pas à le faire innocemment. Mais je restais persuadé
qu’elle se sentirait moins gênée de dormir seule dans une chambre avec une
autre femme, plutôt qu’avec ce qui pouvait ressembler à un homme.
Elle prit bien soin de garder les yeux détournés durant le
temps où je me déshabillais, et s’abstint de me parler jusqu’à ce que j’eusse
enfilé la robe de chambre légère qu’avait laissée Swanilda. Alors seulement, à
l’évidence pour dire quelque chose, Amalamena murmura :
— Ce vin est délicieux, Veleda. Et sa robe est vraiment
rouge sang.
— Ja, approuvai-je, et juste pour meubler le
silence, moi aussi, j’ajoutai sans trop réfléchir : Je pense d’ailleurs
que c’est de cela qu’il a tiré son nom. En mémoire de la nymphe Byblis, qui se
suicida après avoir échoué dans toutes ses tentatives pour séduire son frère.
Je pris presque aussitôt conscience de la maladresse de
cette remarque, car la princesse me foudroya de ses yeux en feux de Saint-Elme.
— Et toi, Veleda ? interrogea-t-elle
impérieuse, prononçant soudain ce nom sans sa moqueuse bonne humeur habituelle.
Comment as-tu voyagé avec mon frère, niu ? (Ses yeux promenèrent
leurs flammes bleues du haut en bas de mon corps en tenue légère.) Tu es
amoureuse de lui sans doute, comme moi ?
Je pataugeai un moment dans l’embarras, tâchant de concevoir
une réponse qui la troublerait le moins possible. Je finis par expliquer,
choisissant mes mots avec soin :
— Si j’avais été Veleda la première fois que j’ai
rencontré ton frère, ja, j’aurais très bien pu tomber amoureuse de lui.
Et peut-être lui de moi. Tu aurais alors eu de bonnes raisons de supposer que…
mais il se trouve que Théodoric m’a connu en tant que Thorn. Si je lui révélais
à présent ma… ma personnalité véritable, il me bannirait de sa vue à jamais. Je
perdrais non seulement toute chance de l’aimer comme femme, mais aussi l’amitié
qu’il a pour Thorn. Et avec elle, le rang de maréchal, le titre d ’herizogo que j’ai obtenus lorsque j’étais Thorn, toutes choses qu’une femme ne saurait
posséder. Aussi… (j’écartai les mains) pour de froides raisons pratiques, j’ai
refusé, je refuse encore, et je refuserai toujours de me laisser aller à aimer
Théodoric, ou d’entretenir la moindre volonté équivoque de sa part dans ce
sens. Et pour te parler très franchement, Amalamena, laisse-moi te dire
simplement ceci. Si j’étais un
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