Thorn le prédateur
remémorer.
Je dirai juste que je fus sincèrement heureux que la princesse et moi ayons
déjà mangé. Aussi, quels qu’aient été mes sentiments en commençant cette tâche,
ils furent bientôt remplacés par une horreur qui me mit le cœur au bord des
lèvres, laquelle céda presque aussi vite la place à une puissante vague de
compassion. À partir de cet instant, chaque fois que je changeai la compresse
d’Amalamena, je dus réprimer non pas une quelconque pulsion de désir ou de
salacité, une curiosité lascive, ni même la nausée qu’induisait l’atrocité de
la tâche, mais simplement mes larmes au spectacle de cette malheureuse jeune
fille en train de se décomposer vivante.
Ce matin-là, après mes soins, Amalamena était si faible et
si affligée que je dus l’aider à revêtir sa tenue de voyage, et faire appel à
un de mes archers pour transporter les effets de la princesse, tandis qu’aidé
d’une des servantes khazars, je la soutenais jusqu’à la cour et la hissais dans
la carruca qui l’y attendait. Dès lors, je vis le teint d’Amalamena se
flétrir inexorablement, au fil des changements de son bandage. Je ne sais si
c’était dû à la progression naturelle de son mal, si sa force vitale s’épuisait
avec les effluves de l’odeur qu’elle diffusait, ou si à chaque rappel de sa
condition, elle perdait un peu plus de son envie de vivre, mais elle commença à
décliner et à se faner, jour après jour, heure après heure.
Ce matin-là pourtant, la princesse sembla prendre plaisir à
la festive traversée de la ville qui nous mena du xenodokheíon à la
Porte d’Or, précédés et suivis de gardes du palais marchant au rythme d’une
musique joyeuse. Elle garda les rideaux ouverts de son côté de la voiture, pour
voir les gens saluer et leur faire signe en retour, mais maintint fermés ceux
situés de l’autre côté, où chevauchait ostensiblement sa servante. Daila, qui
conduisait la procession, veilla suivant mes instructions à ce qu’elle montât
et redescendît de nombreuses rues et avenues, traversant moult places de marché
et autres monumentales esplanades.
Je chevauchais à côté de la carruca, de nouveau drapé
de pied en cap dans mon plus martial uniforme de maréchal, affichant et
brandissant d’un geste large à la vue de tous le parchemin plié et scellé de
pourpre, comme un étendard capturé sur le champ de bataille. Le bruit de notre
parade mit la foule en arrêt ; les gens nous regardèrent passer, certains
sortant de chez eux ou de leur lieu de travail au pas de course pour ne pas
manquer le spectacle. Ils n’avaient sûrement pas la moindre notion de qui nous
pouvions être ou représenter, ni de la nature de ce document que j’arborais,
mais ils nous retournaient cordialement nos saluts, nous lançant
d’enthousiastes « ide ! blépo ! Nike ! » [148] comme si nous partions en guerre en leur nom. Si j’avais un jour besoin de leur
témoignage, pensais-je, il se trouverait plusieurs milliers d’habitants de
Constantinople pour assurer m’avoir vu quitter la ville en brandissant bien
haut un document officiel scellé par les soins de l’empereur. Mais j’espérais
surtout que Zénon observerait attentivement notre départ, abusé comme tous les
autres par ma théâtrale sortie.
Les marcheurs et les musiciens s’arrêtèrent à la Porte d’Or,
mais la musique continua de retentir tandis que nous la franchissions, pour
décroître ensuite graduellement derrière nous. Les hautes murailles de la cité
fondirent lentement sur l’horizon, et nous nous retrouvâmes immergés dans le
trafic de cavaliers, de piétons, de chariots et de troupeaux sillonnant la Via
Egnatia.
Deux jours après notre sortie de Constantinople, nous
dépassâmes en hâte l’obscène spectacle offert par Daniel le Stylite, et nous
pûmes observer deux ou trois jours de plus la lueur du phare, qui ne diffusait
apparemment aucun signal de fumée. Nos suivîmes la Via Egnatia, campant la nuit
en bord de route, jusqu’au port de Perinthus. Là, en compagnie de la princesse
et de sa servante khazar – du moins le fis-je croire à Daila –, je
passai la nuit dans le même pandokheíon donnant sur le port que nous
avions trouvé si plaisant à l’aller.
Nous ne quittâmes cependant pas Perinthus par la route que
nous avions empruntée à l’aller. Nous obliquâmes plus à l’ouest, à travers les
montagnes de Rhodope, traversant une partie de la Macédoine
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