Thorn le prédateur
emportant ici ou là un
poulet entier. C’est un de ces approvisionnements qui valut à mon voyage son
premier arrêt brutal.
Dans une de ces fermes, au petit matin, tandis que mon juika-bloth était parti à la recherche de son propre petit déjeuner, j’entrai furtivement
dans le poulailler. J’étais en train de chiper sous les poules quelques-uns de
leurs œufs encore chauds, si adroitement que celles-ci ne protestaient que d’un
faible gloussement endormi, lorsqu’une lourde main m’agrippa l’épaule, m’attira
brusquement à la lumière du jour, et me jeta sur le sol dur comme pierre. Le
paysan, d’impressionnante carrure, le visage aussi rubicond que ses yeux
injectés de sang et sa barbe rousse, me lança de toute sa hauteur un regard
féroce, brandit un solide bâton et grogna d’un ton farouche :
— Sai ! Gafaífah thanna aiweno faihugairns
thiufs !
Sa phrase expliquait assez pourquoi il s’était levé bien
avant l’heure habituelle : « Enfin ! Voilà que je le tiens, ce
satané petit voleur ! » Il semblait évident, hélas, que son
poulailler avait été régulièrement visité avant moi par quelqu’un d’autre. Le
précédent pillard était probablement un renard ou une fouine, mais je n’eus pas
le temps d’émettre cette suggestion, car il commençait à me détailler le sort
qu’il allait me faire subir : il me battrait jusqu’au sang avant de
m’enchaîner comme esclave. Il ponctua sa harangue en m’assenant un coup de
bâton dans les côtes, avant que je puisse appeler : « juika-bloth ! » Je me redressai sur mes jambes et pris un deuxième coup, en pleine face
celui-ci, avant que mon oiseau ne surgisse de là où il se trouvait.
Lorsque ses ailes battirent entre mon assaillant et moi,
qu’il se posa sur mon épaule et se mit à regarder curieusement le fermier, les
yeux de ce dernier s’écarquillèrent, et son gourdin s’immobilisa au-dessus de
lui. Le juika-bloth ne manifestait bien sûr aucune hostilité envers
l’homme, mais un rapace n’a pas besoin de vous couver d’un regard bien féroce
pour avoir l’air menaçant. Mon rustique vis-à-vis recula en murmurant, l’air
incrédule, « Unhulta skohl… » , mais je ne lui laissai pas le
temps de reprendre ses esprits, et m’enfuis de toute la vitesse de mes jambes.
J’en décrochai même les serres de mon aigle, qui dut voleter à ma poursuite
pour me rattraper. Cela acheva sans doute d’impressionner le fermier, car il
renonça à me prendre en chasse. Je parie qu’il passa le restant de sa vie à
ébahir ses concitoyens en leur racontant comment un jour, au beau milieu de sa
basse-cour, il avait affronté un « démon crotté » et son malfaisant
esprit ailé.
Ce n’est que parvenu bien loin de la ferme, à l’abri d’un
épais bosquet, que je songeai à éponger le sang qui me coulait sur le visage.
Là seulement, mes côtes commencèrent à me faire souffrir. La douleur était
infernale, et y ayant senti de l’humidité, j’en déduisis que je devais avoir
saigné. Mais ce n’était pas le cas. J’avais calfeutré les œufs, au moment de
les escamoter, dans mon sarrau au-dessus de ma ceinture, et le bâton du paysan
les avait écrasés. Cela formait une coquette bouillie à l’intérieur de mes
vêtements, mais je m’ingéniai à rassembler assez de ce gélatineux désastre pour
soulager ma faim. Mes côtes me lancèrent durant plusieurs jours, mais si
certaines avaient été cassées, elles guérirent toutes seules.
Mon visage tuméfié, devenu presque noir et bleu, me fit
souffrir plus longtemps. Mais l’épanchement sanguin du début, quoique abondant,
n’avait coulé que d’une petite coupure, et il ne tarda pas à se résorber. Il
m’en resta une légère cicatrice, un peu plus pâle que ma peau, coupant en deux
mon sourcil gauche. Quand je fus plus tard devenu un homme, mes camarades
l’attribuèrent tout naturellement à quelque mémorable et valeureux combat.
Lorsque j’étais une femme, on jugeait ce détail comme un ajout singulier à ma
beauté.
Peu après cet incident, la route me conduisit en bordure
d’une rivière, le Doubs, et pour la première fois depuis longtemps, je pus me
laver. Je dus briser la glace du bord pour atteindre l’eau mais le contact de
ce froid mordant apaisa la douleur de mes côtes et réduisit la boursouflure de
mon visage. La rivière fournit par ailleurs à mon alimentation du poisson, et
je pus mettre un terme à mes
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