Titus
d’un crucifié.
18
J’ai vu s’éloigner Ben Zacchari.
Au moment où j’ai voulu le suivre sur le port d’Alexandrie, celui qui fait face à l’île de Pharos, le tribun militaire qui était venu m’accueillir m’a retenu.
— Laisse aller ce Juif, m’a-t-il dit. Tibère Alexandre t’attend.
J’ai protesté, mais Ben Zacchari a souri d’un air las tout en rassemblant autour de lui les esclaves juifs qu’il avait achetés à Rome.
— Je suis citoyen romain, a-t-il murmuré en dévisageant le tribun. Mais je suis juif. Pour toi et ton préfet Tibère, je ne suis sans doute pas un vrai Romain ?
Il m’a entraîné à quelques pas du tribun.
— Dieu seul pèse et connaît la valeur d’un homme, a-t-il ajouté. Ceux qui l’oublient sont gens futiles.
Il m’a serré la main.
— Ce que tu penses de moi m’importe, Serenus. Tu es chevalier romain, un vrai Romain, proche de Vespasien et de Titus, mais ce qui compte, c’est que je sens en toi le surgissement de la foi. Dieu germe dans ton âme, Dieu va t’habiter !
— Je crois en Christos, ai-je dit. Ce n’est pas ton dieu, Ben Zacchari.
— Dieu est Dieu, s’est-il borné à répondre.
Puis il s’est dirigé vers les larges avenues rectilignes qui s’ouvraient au bout du quai.
Il a marché à grands pas, balançant haut les bras, semblant ainsi vouloir s’élancer, bondir. Ses esclaves juifs se bousculaient derrière lui, formant une troupe bruyante et allègre. Ils retrouvaient leur terre d’Orient et ce vent du désert, âcre, sec, brûlant, qui soufflait si souvent en Judée, en Idumée, en Galilée. Ils étaient de retour chez eux.
— Tu as choisi les Juifs pour te ramener jusqu’à nous, m’a dit Tibère Alexandre en m’accueillant dans son palais.
Il m’a longuement fixé de ses yeux enfoncés, deux éclats noirs dans son visage étroit et osseux.
Il avait reçu le matin même un courrier de Rome, parti d’Ostie après moi.
Il m’a montré les tablettes et les rouleaux manuscrits rapportant les derniers événements.
Le Sénat avait reconnu Vitellius, et celui-ci avait sacrifié aux mânes de Néron, organisé des festivités qui rappelaient celles de l’empereur histrion. La plèbe avait acclamé les citharèdes et les condamnés livrés aux fauves.
Tibère Alexandre a repoussé tablettes et rouleaux d’un geste violent. Certains manuscrits sont tombés et il les a écartés du bout du pied.
— Je connais Vitellius, a-t-il commenté. Regarde son ventre, ses lèvres, et tu sauras qui il est. Il ne mange pas, il avale : sa bouche est un égout. Il est plus corrompu, plus lâche que Néron. S’il règne, tous les ennemis de Rome, ceux que nous avons vaincus et soumis, redresseront la tête. Et tes Juifs, Serenus, seront les premiers à le faire, puis viendront les Gaulois, les Germains, les Parthes. Et nous ne prendrons jamais Jérusalem, nous serons chassés de Judée et de Galilée.
Il s’est interrompu, s’est approché de moi.
— Que désire Vespasien ? Tu le connais. Les soldats croient en lui. S’il le veut, ils l’acclameront. Les présages lui sont favorables.
Tibère Alexandre a commencé à arpenter la pièce que l’obscurité envahissait.
— Sur le champ de bataille de Bedriac, a-t-il dit, avant que les armées d’Othon et de Vitellius ne se heurtent, deux aigles se sont longuement affrontés sous les yeux des soldats des armées. L’un d’eux a été vaincu, mais un troisième est survenu et a chassé le vainqueur. Cet aigle aux ailes immenses venait du levant.
Tibère a ajouté que les soldats d’Orient, ceux de la légion d’Égypte, mais aussi de celles de Syrie, de Judée ou des bords du Danube, craignaient que Vespasien ne les remplace par les troupes de Germanie, et qu’eux-mêmes ne soient transférés sur les bords du Rhin.
— Ils préfèrent les femmes d’ici, a-t-il ajouté sans que son visage s’éclaire du moindre sourire. Si Vespasien le veut…
Il s’est interrompu et m’a interrogé :
— Que sais-tu de son désir ?
J’ai parlé de la prophétie de Josèphe Ben Matthias, capturé après la chute de la ville de Jotapata qu’il avait défendue avec talent et héroïsme.
— Il a annoncé la chute de Néron, la succession des empereurs. Deux déjà sont morts. Alors même que Néron régnait encore, il a dit qu’il y aurait trois successeurs, puis je l’ai entendu répéter : « Le sauveur viendra de Judée. » Vespasien
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