TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
cependant qu'il n'y a aucun danger, et je m'y suis trouvé plus d'une fois déjà avec des dames, sans que personne témoignât la moindre crainte. Dans la circonstance actuelle on mit les canots sur le dos des bateliers, et ayant gagné le dessus des Rapides, nous lançâmes nos embarcations et nous nous couchâmes au fond. Toute la population de Sainte-Marie est française. Ce sont de vieux Français gais et en train comme leurs pères et comme nous ne le sommes pas. Tout en conduisant nos canots, ils nous chantaient de vieux airs qui sont presque oubliés maintenant chez nous. Nous avons retrouvé ici le Français d'il y a un siècle, conservé comme une momie pour l'instruction de la génération actuelle.
Ayant remonté pendant près de trois lieues la rivière Sainte-Marie, nous nous fîmes descendre sur un promontoire qu'on nomme le cap aux Chênes. De là nous eûmes enfin le spectacle du lac Supérieur, se développant à perte de vue. Il n'existe encore aucun établissement sur ses rives, et les
Rapides
empêchent qu'aucun vaisseau ne l'ait encore traversé ; ensuite... Mais si je raconte les choses en détail, je n'en finirai jamais ; il faudrait vous écrire un volume, et le temps me presse. Après avoir conversé longtemps avec les Indiens qui habitent ce lieu, nous revînmes à notre bateau. De Sainte-Marie nous descendîmes à Michillimachinac, île située à l'entrée du lac Michigan. De là nous sommes allés à Green-Bay, qui est à soixante lieues plus bas dans le lac Michigan. Après avoir fait quelques excursions dans Fox-River (ou rivière du Renard) et tué quelque gibier, nous nous sommes remis en route et nous voici. Je ne crois pas qu'il existe en France une seule personne qui ait fait le même voyage. Les Canadiens nous ont assuré n'avoir jamais vu de Français. Si je pouvais jamais faire comprendre ce que j'ai vu et éprouvé dans le cours de cette rapide excursion, ce tableau pourrait avoir de l'intérêt. J'ai essayé de le faire et suis découragé. Les impressions se succèdent trop vite. Je n'aimerais à raconter ce que j'ai vu qu'au coin du feu...
17 août.
J'arrive à Buffaloe. On m'assure qu'il y a encore des chances pour que ma lettre parte pour New York et y arrive à temps pour le paquebot. Je me hâte donc de la fermer, mais non sans vous embrasser bien fort.
Nous sommes bien près de votre fête, mon cher père. Soyez sûr qu'au moment où on vous la souhaitera, je serai de cœur avec vous.
***
À Madame La Comtesse de Tocqueville [Op. cit., p. 57 et suivantes.]
21 août 1831, sur le lac Ontario.
J'ai écrit sur le lac Érié une lettre à mon père, ma chère maman, qui a dû vous faire connaître le voyage non prémédité que nous avons entrepris et achevé dans la première quinzaine de ce mois. Nous avons trouvé à Buffaloe vos lettres du 27 mai dernier, qui, malgré leur date bien vieille, nous ont fait un plaisir inexprimable. J'étais privé depuis si longtemps du bonheur de voir de votre écriture à tous ! Je ne puis vous dire combien je suis touché, ma chère maman, de recevoir ainsi chaque courrier une lettre de vous. Je sais qu'écrire vous fatigue, et vos lettres me sont doublement chères quand je pense à ce qu'elles vous ont coûté.
Remerciez aussi toute la maison de ma part...
Nous ne sommes restés qu'une heure à Buffaloe, et nous nous sommes aussitôt dirigés vers Niagara. À deux lieues, le bruit de la chute ressemblait déjà à un orage. Niagara en indien veut dire
Tonnerre des eaux.
On ne pouvait trouver une expression plus magnifique ni plus juste. Les langues indiennes sont pleines de ces sortes d'images, et bien autrement poétiques que les nôtres. Mais pour en revenir au Niagara, nous avancions donc au bruit, sans pouvoir concevoir que nous fussions si près de la chute.
Rien, en effet, ne l'annonce aux yeux. Un grand fleuve (qui n'est autre chose que l'écoulement du lac Érié) coule lentement au milieu d'une plaine. On n'aperçoit à l'horizon ni rocher, ni montagne. Il en est ainsi jusqu'à l'endroit même de la cataracte. Il faisait nuit close lorsque nous y sommes arrivés ; et nous avons remis au lendemain notre première visite.
Le lendemain matin, 18 août, nous nous y sommes rendus par le plus admirable temps du monde...
Je ferais nécessairement du
pathos,
ma chère maman, si j'entreprenais
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