TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
en aucune façon cet esprit mer
cantile
qui paraît dans toutes les actions comme dans tous les discours de l'Américain. La raison des Canadiens est peu cultivée, mais elle est simple et droite, ils ont incontestablement moins d'idées que leurs voisins, mais leur sensibilité paraît plus développée ; ils ont une vie de cœur, les autres de tête.
***
29 août. [Voyages I, pp. 214-216.]
Aujourd'hui nous sommes montés à cheval pour aller visiter la campagne sans guide.
Dans la commune de Beaufort (sic), à deux lieues de Québec, nous avons vu le peuple sortir de l'église. Sa mise annonçait la plus grande aisance. Ceux qui appartenaient à un hameau éloigné s'en retournaient en voiture. Nous nous sommes écartés dans les sentiers et nous avons causé avec tous les habitants que nous avons rencontrés, tâchant de faire porter la conversation sur des sujets graves. Voici ce qui nous a paru résulter de ces conversations :
1° Il règne quant à présent une grande aisance parmi eux. La terre aux environs de Québec se vend extrêmement cher, aussi cher qu'en France, mais aussi elle rapporte beaucoup.
2° Les idées de cette population semblent encore peu développées. Cependant, ils sentent déjà très bien que la race anglaise s'étend autour d'eux d'une manière alarmante ; qu'ils ont tort de se renfermer dans un rayon au lieu de s'étendre dans le pays encore libre. Leur jalousie est vivement excitée par l'arrivée journalière des nouveaux-venus d'Europe. Ils sentent qu'ils finiront par être absorbés. On voit que tout ce qu'on dit à ce sujet remue leurs passions, mais ils ne voient pas clairement le remède. Les Canadiens craignent trop de quitter la vue du clocher, ils ne sont pas assez malins.
- Oh ! vous avez bien raison, mais que voulez-vous faire ? Telles sont leurs réponses. Ils sentent évidemment leur position de peuple vaincu, ne comptent point sur la bienveillance, non pas précisément du gouvernement, mais des Anglais. Toutes leurs espérances se rattachent à leurs représentants. Ils paraissent avoir pour eux et particulièrement pour M. Neilson - Il est cependant Anglais, nous disaient-ils comme avec étonnement ou regret - cet attachement exalté qu'ont en général les peuples opprimés pour leur protecteur. Plusieurs nous ont paru parfaitement comprendre les besoins de l'instruction et se réjouir vivement de ce qu'on venait de faire en sa faveur. Au total cette population nous a paru capable d'être dirigée quoique encore incapable de se diriger elle-même. Nous arrivons au moment de la crise. Si les Canadiens ne sortent pas de leur apathie d'ici à vingt ans, il ne sera plus temps d'en sortir. Tout annonce que le réveil de ce peuple approche. Mais si dans cet effort les classes intermédiaires et supérieures de la population canadienne abandonnent les basses classes et se laissent entraîner dans le mouvement anglais, la race française est perdue en Amérique. Et ce serait en vérité dommage car il y a ici tous les éléments d'un grand peuple. Les Français d'Amérique sont aux Français de France ce que les Américains sont aux Anglais. Ils ont conservé la plus grande partie des traits originaux du caractère national, et l'ont mêlé avec plus de moralité et de simplicité. Ils sont débarrassés comme eux d'une foule de préjugés et de faux points de départ qui font et feront peut-être toujours les misères de l'Europe. En un mot ils ont en eux tout ce qu'il faudrait pour créer un grand souvenir de la France dans le Nouveau monde.
Mais parviendront-ils jamais à reconquérir complètement leur nationalité ? C'est ce qui est probable sans malheureusement être assuré. Un homme de génie qui comprendrait, sentirait et serait capable de développer les passions nationales du peuple aurait ici un admirable rôle à jouer. Il deviendrait bientôt l'homme le plus puissant de la colonie. Mais je ne le vois encore nulle part.
Il existe déjà à Québec une classe d'hommes qui forme la transition entre le Français et l'Anglais : ce sont des Anglais alliés à des Canadiens, des Anglais mécontents de l'administration, des Français en place. Cette classe est représentée dans la presse périodique par la
Gazette
de Québec,
mélange de français et d'anglais, dans les assemblées politiques par M. Neilson et probablement plusieurs autres que nous ne connaissons pas.
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