TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
féodalité ?
R. - Oui, mais si légers qu'ils sont presque inaperçus : 1° Le seigneur reçoit pour les terres qu'il a originairement concédées une rente presque insignifiante. C'est 6 à 8 francs par exemple pour 90 arpents. 2° On est obligé de faire moudre à son moulin, mais il ne peut demander plus d'un prix fixé par la loi et qui est au-dessous de celui qu'on paye aux États-Unis avec la liberté et la concurrence. 3° Il y a des droits
de lods et ventes,
c'est-à-dire que, quand le propriétaire d'une terre inféodée la vend, il est obligé de donner le douzième du prix au seigneur. Cette charge serait assez pesante si l'esprit dominant de la population n'était pas de rester invinciblement attaché au sol. Tels sont tous les restes du système féodal au Canada. Du reste, le seigneur n'a point de droits honorifiques, point de privilèges. Il n'y a point de noblesse et il ne peut y en avoir. Ici comme aux Etats-Unis, il faut travailler pour vivre. On ne trouve point de fermiers. Le seigneur est donc ordinairement lui-même un cultivateur. Et cependant, quel que soit le pied d'égalité sur lequel sont maintenant placés les seigneurs, la population ne les voit pas sans quelque crainte et jalousie. Ce n'est qu'en embrassant le parti populaire que quelques-uns d'entre eux sont parvenus à se faire élire à la Chambre des Communes. Les paysans se souviennent de l'état de sujétion dans lequel on les tenait sous le gouvernement français. Il y a surtout un mot qui est resté dans leur mémoire comme un épouvantail politique, c'est la
taille.
Ils ne savent plus précisément quel est le sens du mot, mais il représente toujours pour eux une chose insupportable. Je suis convaincu qu'ils prendraient les armes si on voulait établir une taxe quelconque à laquelle on donnât ce nom.
D. - Quelles sont les conditions d'éligibilité pour arriver à votre Chambre des Communes ?
R. - Il n'y en a point.
D. - Qui est électeur dans les campagnes ?
R. - Celui qui a 41 livres de revenu foncier est électeur.
D. - Ne craignez-vous rien d'une si grande masse d'électeurs ?
R. - Non. Tout ce peuple est propriétaire, il est religieux, aime l'ordre, ses choix sont bons et quoiqu'il prenne un grand intérêt aux élections, elles ne sont presque jamais accompagnées de troubles. Les Anglais ont voulu nous importer leur système de corruption, mais il a complètement échoué contre la moralité et l'honneur de nos paysans.
D. - Où en est l'instruction primaire ?
R. - C'est une longue histoire. Du temps des Français, il n'y avait point d'instruction. Le Canadien avait toujours les armes à la main. Il ne pouvait passer son temps à l'école.
Après la conquête, les Anglais ne se sont occupés que des leurs. Il y a vingt ans le gouvernement a voulu établir l'instruction, mais il s'y est pris maladroitement. Il a choqué les préjugés religieux. Il a fait croire qu'il voulait s'emparer de l'instruction et la diriger en faveur du protestantisme. C'est ce que
nous
avons dit au moins, et le projet a échoué. Les Anglais ont dit que le clergé catholique voulait retenir le peuple dans l'ignorance. On ne disait la vérité de part ni d'autre, mais c'est là le langage des partis. Il y a quatre ans notre Chambre des Communes aperçut clairement que si la population canadienne ne s'éclairait pas, elle finirait par se trouver entièrement absorbée par une population étrangère qui s'élevait à côté et au milieu d'elle. On fit des exhortations, on donna des encouragements, on forma des fonds, on nomma enfin des inspecteurs des écoles. J'en suis un et je reviens de faire ma tournée. Rien n'est plus satisfaisant que le rapport que j'ai à faire. L'impulsion est donnée. La population saisit avec une remarquable activité l'occasion de s'instruire. Le clergé nous aide de tous ses efforts. Déjà nous avons dans nos écoles la moitié des enfants, 50.000 environ. Dans deux ou trois ans, je ne doute pas que nous ne les ayons tous. J'espère qu'alors la race canadienne commencera à quitter les bords du fleuve et à s'avancer vers l'intérieur. Jusqu'à présent nous nous étendons à peu près 120 lieues le long des deux rives du St-Laurent, mais cette ligne a rarement dix lieues de large. Au-delà cependant se trouvent des terres excellentes, qu'on donne presque toujours pour rien (ceci est à la lettre) et
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