TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
rébellion si le gouvernement devenait tyrannique.
Somme toute,
ce peuple-ci ressemble prodigieusement au peuple français. Ou plutôt ce sont encore des Français, trait pour trait, et conséquemment parfaitement différents des populations anglaises qui les environnent. Gais, vifs, railleurs, aimant la gloire et le bruit, intelligents, éminemment sociables, leurs mœurs sont douces et leur caractère serviable. Le peuple est en général plus moral, plus hospitalier, plus religieux qu'en France. il n'y a qu'au Canada qu'on puisse trouver ce qu'on appelle un
bon enfant
en France. L'Anglais et l'Américain est ou
grossier ou glacé.
Un paysan me disait : Si on en vient jamais aux mots, les Anglais ne sont pas blancs.
2 septembre 1831.
Il y a cinq ou six ans, le gouvernement anglais a voulu réunir tout le Canada dans une seule assemblée. C'était la mesure la plus propre à dissoudre entièrement la nation canadienne, aussi tout le Peuple s'est-il réveillé tout à coup et c'est depuis ce temps qu'il connaît sa force.
Plusieurs curés m'ont dit que dans leur commune il n'y avait pas un seul individu partant l'anglais. Eux-mêmes ne l'entendaient point et nous prenaient pour interprètes.
La nomination des officiers de milice appartient au gouvernement, mais la Chambre d'assemblée ayant décidé que pour être officier de milice il fallait résider sur le lieu de son commandement, le résultat a été de mettre la direction de la force armée presque exclusivement dans les mains des Canadiens.
Un Canadien me disait aujourd'hui que dans la Chambre d'assemblée les discussions étaient vives, emportées, et que souvent on prenait des résolutions précipitées dont on se repentait quand la tête était refroidie. Ne croirait-on pas entendre parler d'une Chambre française ?
***
[Vers le sud]
À M. l'abbé Lesueur [L'abbé Lesueur avait été le précepteur du jeune Alexis de Tocqueville et de ses frères. Voir
Nouvelle correspondance entièrement inédite, p. 54
et suivantes.]
Albany, 7 septembre 1831.
Jugez du plaisir que j'ai éprouvé en arrivant ici, mon bon ami, lorsque j'ai trouvé un paquet de lettres contenant la correspondance du 20 et du 30 juin. J'étais extrêmement inquiet des affaires publiques et de vous. Les lettres m'ont appris, en effet, que vous aviez été très-souffrant et que vous l'étiez encore un peu au départ du courrier. Je grille maintenant de lire les lettres du 10 et du 20 juillet. Je sais qu'elles sont en Amérique. Mais on me les a envoyées à Boston, où nous serons dans deux jours. Ce n'est qu'arrivé là que je pourrai avoir les bulletins ultérieurs de votre santé.
Il me tarde bien, je vous assure, de les connaître. Je ne puis vous dire, mon bon ami, quel plaisir j'éprouve à me trouver enfin en communication réelle avec vous. Jusqu'à présent il n'y avait que l'un de nous deux qui parlait. Nous causons maintenant. Tous les détails qu'on me donne sur la manière dont a été reçue ma dernière lettre me font un plaisir extrême. Donnez-moi toujours beaucoup de particularités ; ne craignez pas les petits riens. Ce sont de grandes choses à deux mille lieues...
Nous venons de faire une immense tournée dans l'ouest et le nord de l'Amérique. La dernière quinzaine a été consacrée à visiter le Canada. Lors de ma précédente lettre, je ne croyais pas faire ce voyage. Le manque de nouvelles politiques nous était devenu si insupportable, que nous comptions gagner Albany en droiture. Heureusement nous avons appris en route des nouvelles de France, et nous avons cru pouvoir disposer encore de huit jours pour descendre le Saint-Laurent, Nous nous félicitons beaucoup maintenant d'avoir entrepris ce voyage. Le pays que nous venons de parcourir est, par lui-même, très-pittoresque. Le Saint-Laurent est le plus vaste fleuve qui existe au monde. A Québec il est déjà très-large : un peu plus bas, il a sept lieues d'un bord à l'autre, et il conserve la même largeur pendant cinquante lieues encore. Il prend alors quinze, vingt, trente lieues, et se perd enfin dans l'Océan. C'est comme qui dirait la Manche roulant dans l'intérieur des terres. Cet immense volume d'eau n'a rien du reste qui surprenne, lorsqu'on songe que le Saint-Laurent sert seul d'écoulement à tous les grands lacs, depuis le Supérieur jusqu'au lac Ontario. Ils se tiennent
Weitere Kostenlose Bücher