TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
Canadiens secouent bientôt le joug de l’Angleterre ?
R. - Non, à moins que l'Angleterre ne nous y force. Sans cela il est absolument contraire à notre intérêt de nous rendre indépendants. Nous ne formons encore que 600,000 âmes dans le Bas-Canada ; si nous devenions indépendants, nous ne tarderions pas à être enveloppés par les États-Unis. Notre population serait comme écrasée par une masse irrésistible d'émigration. Il faut attendre que nous soyons assez nombreux pour défendre notre nationalité.
Alors nous deviendrons le peuple canadien. La population livrée à elle-même augmente ici avec autant de rapidité que celle des États-Unis. Lors de la conquête en 1763 nous n'étions que 60.000.
D. - Pensez-vous que la race française parvienne jamais à se débarrasser de la race anglaise ? (Cette question fut faite avec précaution, attendu la naissance de l'interlocuteur).
R. - Non. Je crois que les deux races vivront et se mêleront sur le même soi et que l'anglais restera la langue officielle des affaires. L'Amérique du Nord sera anglaise, la fortune a prononcé. Mais la race française du Canada ne disparaîtra pas. L'amalgame n'est pas aussi difficile à faire que vous le pensez. Ce qui maintient surtout votre langue ici, c'est
le clergé.
Le clergé forme la seule classe
éclairée et intellectuelle qui ait besoin
de parier français et qui le parle avec pureté.
D. - Quel est le caractère du paysan canadien ?
R. - C'est à mon avis une race admirable. Le paysan canadien est simple dans ses goûts, très tendre dans ses affections de famille, très pur dans ses mœurs, remarquablement sociable, poli dans ses manières ; avec cela très propre à résister à l'oppression, indépendant et guerrier, nourri dans l'esprit d'égalité.
L'opinion publique a ici une force incroyable. Il n'y a pas d'autorité dans les villages, cependant l'ordre public s'y maintient mieux que dans aucun autre pays du monde. Un homme commet-il une faute, on s'éloigne de lui, il faut qu'il quitte le village. Un vol est-il commis, on ne dénonce pas le coupable, mais il est déshonoré et obligé de fuir.
On n'a pas vu d'exécution capitale au Canada depuis dix ans. Les enfants naturels sont une chose à peu près inconnue dans nos campagnes.
Je me rappelle la conversation de XX (j'ai oublié le nom) ; depuis deux cents ans on n'en avait pas vu un seul ; il y a dix ans un Anglais étant venu s'y établir, séduisit une fille ; le scandale fut affreux.
Le Canadien est tendrement attaché au sol qui l'a vu naître, à son clocher, à sa famille. C'est ce qui fait qu'il est si difficile de l'engager à aller chercher fortune ailleurs. De plus, comme je le disais, il est éminemment
social ;
les réunions amicales, l'office divin en commun, l'assemblée à la porte de l'église, voilà ses seuls plaisirs. Le Canadien est profondément religieux, il paie la dîme sans répugnance. Chacun pourrait s'en dispenser en se déclarant protestant, on n'a point encore d'exemple d'un pareil fait. Le clergé ne forme ici qu'un corps compact avec le peuple.
Il partage ses idées, il entre dans ses intérêts politiques, il lutte avec lui contre le pouvoir. Sorti de lui, il n'existe que pour lui. On J'accuse ici d'être
démagogue.
Je n'ai pas entendu dire qu'on fît le même reproche aux prêtres catholiques en Europe. Le fait est qu'il est libéral, éclairé et cependant profondément croyant, ses mœurs sont exemplaires. Je suis une preuve de sa tolérance : protestant, j'ai été nommé dix fois par des catholiques à notre Chambre des Communes et jamais je n'ai entendu dire que le moindre préjugé de religion ait été mis en avant contre moi par qui que ce soit. Les prêtres français qui nous arrivent d'Europe, semblables aux nôtres pour leurs mœurs, leur sont absolument différents pour la tendance politique.
Je vous ai dit que parmi les paysans canadiens il existait un grand esprit de sociabilité. Cet esprit les porte à s'entraider les uns les autres dans toutes les circonstances critiques. Un malheur arrive-t-il au champ de l'un d'eux, la commune tout entière se met ordinairement en mouvement pour le réparer. Dernièrement la grange de XX vint à être frappée du tonnerre : cinq jours après elle était rebâtie par les voisins sans frais.
D. - Il existe ici quelques restes de
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