TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
signe de sa double victoire. « Consentiriez-vous à m'en céder une, lui dis-je, je la porterais dans mon pays, et je dirais que je la tiens d'un grand chef. » Il parait que j'avais touché la corde sensible ; car mon homme se leva alors, et détachant une des plumes avec une majesté qui avait son côté comique, il me la remit ; puis il sortit de dessous sa couverture son bras nu, et me tendit une grande main osseuse d'où j'eus bien de la peine ensuite à retirer la mienne après qu'il l'eut serrée.
Quant aux Indiennes, je ne vous en dirai autre chose, sinon qu'il faut lire Atala avant de venir en Amérique. Pour qu'une femme indienne soit réputée parfaite, il faut qu'elle soit couleur chocolat, qu'elle ait de petits yeux qui ressemblent à ceux d'un chat sauvage, et une bouche raisonnablement fendue d'une oreille à l'autre.
Voilà pour la nature : mais l'art vient encore à son aide. Une Indienne, pour peu qu'elle ait de coquetterie, et je vous assure qu'elles n'en manquent point, a soin non de se mettre du rouge, comme en Europe, mais de se dessiner sur chaque joue des lignes bleues, noires et blanches, ce qui est bien plus compliqué. Au reste, ce sont là les sentiers battus de la mode. J'ai vu de plus ici, comme en France, de grands génies qui innovent ; ainsi je me rappelle avoir rencontré une jeune Indienne dont le visage était peint en noir jusqu'à la ligne des yeux, et peint en rouge sur l'autre moitié ; mais je pense que c'était là un essai qui peut-être n'aura pas été heureux. Vous savez que, quelle que soit l'influence que certaines personnes exercent sur la mode, elles ne réussissent pas toujours à faire adopter les singularités qu'elles inventent. Ce qui est plus général, on pourrait dire plus classique, dans la toilette des Indiennes, c'est de se passer un grand anneau dans la cloison du nez. Je trouve cela abominable ; et cependant je vous demande très-humblement de m'expliquer en quoi il est plus naturel de se percer les oreilles que le nez. Il y a enfin un dernier point sur lequel les belles du lac Supérieur diffèrent des nôtres. Vous savez que chez nous on se met les pieds à la torture pour les forcer d'aller en dehors ; croiriez-vous que les Indiennes ont le mauvais goût de se donner exactement la même peine pour les forcer d'aller en dedans ? Décidément ce sont de misérables sauvages.
Quoi qu'il en soit, J'ai trouvé l'occasion d'acheter d'elles une espèce de soulier qu'elles portent dans les grandes occasions et nomment des mocassins. Si ces objets excitent le moins du monde votre curiosité, ce sera un véritable bonheur pour moi de vous les offrir. Il entrerait dans chacun de ces mocassins, si j'ai bonne mémoire, deux pieds comme les vôtres. Aussi ma prétention n'est-elle pas que vous les consacriez a votre usage.
C'est à moi de vous demander pardon, ma chère cousine, de l'énormité de ma lettre. Vous voyez que je ne sais jamais faire les choses à point ; j'ai le premier tort de ne pas écrire, et ensuite celui d'écrire trop. J'espère cependant que vous me pardonnerez le premier en faveur du système pénitentiaire ; et le second en considération du plaisir que j'ai eu à m'entretenir avec vous après un si long silence. C'est vous prendre, j'espère, par les sentiments généreux... Permettez-moi de vous réitérer l'assurance de ma bien vive et bien sincère amitié.
***
25 novembre 1831. [Voyages I, pp. 189-190.]
Si la nature n'a pas donné à chaque peuple un caractère national
indélébile, il
faut avouer du moins que les habitudes, que des causes physiques ou politiques ont fait prendre à l'esprit d'un peuple, sont bien difficiles à arracher, même quand il cesse d'être soumis à aucune de ces causes. Nous avons vu au Canada des Français vivant depuis soixante-dix ans sous le gouvernement anglais, et restés absolument semblables à leurs anciens compatriotes de France. Au milieu d'eux vit une population anglaise qui n'a rien perdu de son caractère national.
Il y a cinquante ans au moins que des colonies d'Allemands sont venues s'établir dans la Pennsylvanie. Ils ont conservé intacts l'esprit et les mœurs de leur patrie. Autour d'eux s'agite une population nomade, chez laquelle le désir de s'enrichir n'a point de bornes, qui ne tient à aucun lieu, n'est arrêtée par aucun lien,
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