TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
tous comme une grappe de raisin, et aboutissent enfin à la vallée du Canada.
Mais ce qui nous a intéressés le plus vivement au Canada, ce sont ses habitants. Je m'étonne que ce pays soit si inconnu en France. Il n'y a pas six mois, je croyais, comme tout le monde, que le Canada était devenu complètement anglais. J'en étais toujours resté au relevé de 1763, qui n'en portait la population française qu'à 60,000 personnes.
Mais depuis ce temps, le mouvement d'accroissement a été là aussi rapide qu'aux États-Unis, et aujourd'hui il y a dans la seule province du Bas-Canada 600,000 descendants de Français. Je vous réponds qu'on ne peut leur contester leur origine. ils sont aussi Français que vous et moi. Ils nous ressemblent même bien plus que les Américains des États-Unis ne ressemblent aux Anglais. Je ne puis vous exprimer quel plaisir nous avons éprouvé à nous retrouver au milieu de cette population. Nous nous sentions comme chez nous, et partout on nous recevait comme des compatriotes, enfants de la
vieille France,
comme ils l'appellent. A mon avis, l'épithète est mal choisie. La vieille France est au Canada, la nouvelle est chez nous. Nous avons retrouvé là, surtout dans les villages éloignés des villes, les anciennes habitudes, les anciennes mœurs françaises. Autour d'une église, surmontée du coq et de la croix fleurdelisée, se trouvent groupées les maisons du village : car le propriétaire canadien n'aime point à s'isoler sur sa terre comme l'Anglais ou l'Américain des États-Unis. Ces maisons sont bien bâties, solides au dehors, propres et soignées au dedans. Le paysan est riche et ne paye pas un denier d'impôt. Là se réunit quatre fois par jour, autour d'une table ronde, une famille composée de parents vigoureux et d'enfants gros et réjouis. On chante après souper quelque vieille chanson française, ou bien on raconte quelque vieille prouesse des premiers Français du Canada ; quelques grands coups d'épée donnés du temps de Montcalm et des guerres avec les Anglais. Le dimanche on joue, on danse après les offices. Le curé lui-même prend part à la joie commune tant qu'elle ne dégénère pas en licence. Il est l'oracle du lieu, l'ami, le conseil de la population.
Loin d'être accusé ici d'être le partisan du pouvoir, les Anglais le traitent de
démagogue.
Le fait est qu'il est le premier à résister à l'oppression, et le peuple voit en lui son plus constant appui. Aussi les Canadiens sont-ils religieux par principe et par passion politique. Le clergé forme là la haute classe, non parce que les lois, mais parce que l'opinion et les mœurs le placent à la tête de la société. J'ai vu plusieurs de ces ecclésiastiques : et je suis resté convaincu que ce sont, en effet, les gens les plus distingués du pays. Ils ressemblent beaucoup à nos vieux curés français. Ce sont, en général, des hommes gais, aimables et bien élevés.
Ne serait-on pas vraiment tenté de croire que le caractère national d'un peuple dépend plus du sang dont il est sorti que des institutions politiques ou de la nature du pays ? Voilà des Français mêlés depuis quatre-vingts ans à une population anglaise ; soumis aux lois de l'Angleterre, plus séparés de la mère patrie que s'ils habitaient aux antipodes. Eh bien ! Ce sont encore des Français trait pour trait ; non pas seulement les vieux, mais tous, jusqu'au bambin qui fait tourner sa toupie. Comme nous, ils sont vifs, alertes, intelligents, railleurs, emportés, grands parleurs et fort difficiles à conduire quand leurs passions sont allumées. Ils sont guerriers par excellence et aiment le bruit plus que l'argent. A côté, et nés comme eux dans le pays, se trouvent des Anglais flegmatiques et logiciens comme aux bords de la Tamise ; hommes à précédents, qui veulent qu'on établisse la majeure avant de songer à passer à la
mineure ;
gens sages qui pensent que la guerre est le plus grand fléau de la race humaine, mais qui la feraient cependant aussi bien que d'autres, parce qu'ils ont calculé qu'il y a des choses plus difficiles à supporter que la mort.
Adieu, mon bon ami, je vous aime et vous embrasse du fond de mon cœur.
Il y a dans chaque doctrine religieuse une doctrine politique qui, par affinité, lui est jointe. [Voyages I, p. 179.] Ce point est incontestable en ce sens que là où rien ne contrarie cette tendance, elle se montre certainement. Mais il
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