TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
fait, ce chapitre ne fut publié au complet (édition Beaumont) qu'après la mort de son auteur. Voir dans l'édition Mayer des
Oeuvres complètes,
les
Écrits et Discours Politiques,
page 35 et suivantes.]
... En supposant que le territoire qui doit renfermer la colonie soit découvert et qu'il réunisse les conditions nécessaires au succès de l'entreprise, restent encore les difficultés d'exécution : elles ont été grandes pour l'Angleterre, elles paraissent insurmontables pour la France.
La première de toutes, il faut le dire, se rencontre dans le génie français qui paraît peu favorable à la colonisation.
La France, par sa position géographique, son étendue, sa fertilité, a toujours été appelée au premier rang des pouvoirs continentaux. C'est la terre qui est le théâtre naturel de sa puissance et de sa gloire. Le commerce maritime n'est qu'un appendice de son existence ; la mer n'a jamais excité chez nous et n'excitera jamais ces sympathies nationales, cet espèce de respect filial qu'ont pour elle les peuples navigateurs et commerçants.
Jamais des entreprises maritimes n'attireront chez nous les regards et n'appelleront la richesse et le talent à leur aide. En général, on ne verra s'y engager que des hommes auxquels la médiocrité de leurs talents, le délabrement de leur fortune ou les souvenirs de leur vie antérieure interdisent l'espérance d'un bel avenir dans leur patrie.
Il est facile d'ailleurs de remarquer dans notre caractère national un singulier mélange de penchants casaniers et d'ardeur aventurière, deux choses également mauvaises pour la colonisation. Le Français a naturellement le goût des plaisirs tranquilles, il aime le foyer domestique, l'aspect du clocher paternel réjouit sa vue, les joies de la famille lui tiennent plus au cœur qu'à aucun autre homme du monde. Moins que qui que ce soit, il se sent tourmenté par la soif de l'or au sein de la médiocrité où. il est né. L'amour des richesses absorbe rarement son existence et sa vie s'écoule aisément aux lieux qui l'ont vu naître.
Arrachez-le à ces habitudes tranquilles, frappez son imagination par des tableaux nouveaux, transplantez-le sous un autre ciel, ce même homme se sentira tout à coup possédé d'un besoin insatiable d'actions, d'émotions violentes, de vicissitudes et de dangers. L'Européen le plus civilisé deviendra l'amant passionné de la vie sauvage. Il préférera les savanes aux rues des villes, la chasse à l'agriculture ; il se jouera de l'existence, il vivra sans nul souci de l'avenir. « Les blancs de France, disaient les sauvages du Canada sont aussi bons chasseurs que nous : comme nous, ils méprisent les commodités de la vie et bravent les terreurs de la mort.
Le Grand Esprit les avait créés pour habiter sous la cabane de l'Indien et vivre dans le désert, »
Ces deux dispositions opposées qui se rencontrent dans le caractère français sont singulièrement défavorables à l'établissement d'une colonie.
Il est presque impossible de déterminer la population pauvre et honnête de nos campagnes à aller chercher fortune hors de sa patrie. Le paysan craint moins la misère dans le lieu qui l'a vu naître que les chances et les rigueurs d'un exil lointain. Ce n'est cependant qu'avec cette espèce d'hommes qu'on peut former le noyau d'une bonne colonie.
Transporté à grand-peine sur un autre rivage, on le fixe difficilement. On ne remarquera jamais chez lui ce désir ardent et obstiné de faire fortune qui stimule chaque jour les efforts de l'Anglais et semble tendre à la fois tous les ressorts de son esprit vers un seul but. Le colon français améliore lentement la terre qu'on lui livre, ses progrès en tout sont peu rapides ; peu de chose suffit à ses besoins ; on le voit sans cesse entraîné par les charmes d'une vie oisive et vagabonde.
À ce premier obstacle qu'oppose notre caractère national, viennent se joindre ceux que présentent nos habitudes politiques et nos lois.
Depuis plusieurs siècles le gouvernement central en France travaille sans cesse à attirer à lui la décision de toutes les affaires ; aujourd'hui on peut dire qu'il ne gouverne pas seulement, il administre les parties séparées du royaume. Il n'entre pas dans notre sujet de rechercher ce qu'il peut y avoir d'utile ou de dangereux dans cet état de choses, nous nous bornons
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