TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
mais se porte partout où se présente l'apparence de la fortune. Immobile au milieu de ce mouvement général, l'Allemand borne ses désirs à améliorer peu à peu sa position et celle de sa famille. Il travaille sans cesse, mais n'abandonne rien au hasard. Il s'enrichit sûrement, mais lentement ; il tient ait foyer domestique, renferme son bonheur dans son horizon et ne sent nulle curiosité de connaître ce qui se trouve au-delà de son dernier sillon.
25 novembre 1831, sur l'Ohio.
***
À M. Le Vicomte de Tocqueville [Poor cette lettre de Tocqueville à son frère, voir la Nouvelle
correspondance entièrement inédite, p. 86
et suivantes.]
À bord du
Fourth of July,
26 novembre 1831.
Je commence cette lettre, mon bon ami, dans le bateau à vapeur qui nous conduit de Pittsburg à Cincinnati. Je ne la finirai et ne la daterai que dans quelques jours, quand je serai arrivé dans cette dernière ville. Nous naviguons en ce moment sur l'Ohio, qui, en cet endroit, est déjà large comme la Seine à Paris, et qui cependant, comme tu pourras le voir sur la carte, est encore bien loin de sa jonction avec le Mississipi.
Il roule en ce moment à travers les plus belles montagnes du monde. Le mal est qu'elles sont couvertes de neige. L'hiver nous a enfin atteints. Nous l'avons trouvé au milieu des Alléghanys, et il ne nous quitte plus. Mais nous le fuyons, et dans huit jours nous n'aurons plus rien à en craindre. Pittsburg est l'ancien fort Duquesne des Français, l'une des causes de la guerre de 1745. Les Français ont donné, en Amérique, la preuve d'un génie extraordinaire dans la manière dont ils avaient disposé leurs postes militaires. Alors que l'intérieur du continent de l'Amérique septentrionale était encore entièrement inconnu aux Européens, les Français ont établi, au milieu des déserts, depuis le Canada jusqu'à la Louisiane, une suite de petits forts qui, depuis que le pays est parfaitement exploré, ont été reconnus pour les meilleurs emplacements qu'on pût destiner à la fondation des villes les plus florissantes et les situations les plus heureuses pour attirer le commerce et commander la navigation des fleuves. Ici, comme en bien d'autres circonstances, nous avons travaillé pour les Anglais, et ceux-ci ont profité d'un vaste plan qu'ils n'avaient pas conçu. Si nous avions réussi, les colonies anglaises étaient enveloppées par un arc immense, dont Québec et la Nouvelle-Orléans formaient les deux extrémités. Pressés sur leurs derrières par les Français et leurs alliés les Indiens, les Américains des États-Unis ne se seraient pas révoltés contre la mère-patrie. Ils le reconnaissent tous. Il n'y aurait pas eu de révolution d'Amérique, peut-être pas de révolution française, du moins dans les conditions où elle s'est accomplie.
Les Français d'Amérique avaient en eux tout ce qu'il fallait pour faire un grand peuple. Ils forment encore le plus beau rejeton de la famille européenne dans le nouveau monde. Mais, accablés par le nombre, ils devaient finir par succomber. Leur abandon est une des plus grandes ignominies de l'ignominieux règne de Louis XV.
Je viens de voir dans le Canada un million de Français braves, intelligents, faits pour former un jour une grande nation française en Amérique, qui vivent en quelque sorte en étrangers dans leur pays. Le peuple conquérant tient le commerce, les emplois, la richesse, le pouvoir. Il forme les hautes classes et domine la société entière. Le peuple conquis, partout où il n'a pas l'immense supériorité numérique, perd peu à peu ses mœurs, sa langue, son caractère national.
Aujourd'hui le sort en est jeté, toute l'Amérique du Nord parlera anglais. Mais n'es-tu pas frappé de l'impossibilité où sont les hommes de sentir la portée qu'aura un événement présent dans l'avenir, et le danger dans lequel ils sont toujours de s'affliger ou de se réjouir sans discernement ? Lorsque la bataille des plaines d'Abraham, la mort de Montcalm et le honteux traité de 1763, mirent l'Angleterre en possession du Canada et d'un pays plus grand que l'Europe entière, et qui auparavant appartenait à la France, les Anglais se livrèrent à une joie presque extravagante. La nation, ni ses plus grands hommes, ne se doutaient guère alors que, par l'effet de cette conquête, les colonies n'ayant plus besoin de
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