TOCQUEVILLE AU BAS-CANADA
l'appui de la mère patrie, commenceraient à aspirer à l'indépendance [Le 27 octobre 1831, à Philadelphie, Monsieur Duponceau, français d'origine, disait devant Tocqueville :
"A quel point les effets sont ignorés de ceux qui font les causes ! Je ne doute pas que si l'Angleterre n'eût pas conquis le Canada en 1763, la Révolution d'Amérique n'eût pas eu lieu. Nous serions encore Anglais. Le besoin de résister à la puissance française au nord et aux Indiens de l'ouest alliés naturels des Français, eût maintenu les colonies dans la dépendance de la Grande-Bretagne. Si elles avaient tenté de secouer le joug, la France pour ne pas faire insurger le Canada n'aurait osé prendre leur parti. Cependant nulle nation n'a été plus enivrée de son triomphe que la nation anglaise à l'époque dont je parle." Voir Voyages I. p. 106.] : que, vingt ans après, cette indépendance serait signée, l'Angleterre entraînée dans une guerre désastreuse qui donnerait un énorme accroissement à sa dette ; et que de cette manière se créerait sur le continent de l'Amérique une immense nation, son ennemie naturelle tout en parlant sa langue, et qui est certainement appelée à lui enlever l'empire de la mer.
30 novembre.
Nous arrivons à Cincinnati après un voyage que la neige et le froid ont rendu assez pénible.
***
Ce qui fait supporter la République aux États-Unis [Voyages I, pp. 256-257.].
Il y a mille raisons qui concourent à faire supporter aux États-Unis la liberté républicaine, mais peu sont suffisantes pour expliquer le problème.
Aux États-Unis, dit-on, la société a été bâtie sur table rase. On ne voit ni vainqueur, ni vaincu, ni roturier, ni noble, ni préjugés de naissance, ni préjugés de profession.
Mais l'Amérique du Sud tout entière est dans ce cas, et la république ne réussit qu'aux États-Unis.
Le territoire de l'Union offre un champ immense a l'activité humaine ; il présente un aliment inépuisable à l'industrie et au travail ; l'amour du bien-être et des richesses y vient sans cesse donner le change à l'ambition politique.
Mais dans quelle partie du monde trouve-t-on de plus fertiles contrées, de plus admirables déserts, de plus superbes fleuves, des richesses plus inépuisables et plus intactes que dans l'Amérique du Sud ? Et cependant l'Amérique du Sud ne peut supporter la république.
La division de l'Union en petits États concilie la prospérité intérieure et la force nationale ; elle multiplie les intérêts politiques et affaiblit l'esprit de parti en le partageant ; mais le Mexique forme une république fédérative ; il a adopté presque sans y toucher la constitution des États-Unis, et le Mexique cependant est encore bien loin de prospérer. Le Bas-Canada est entouré comme la Nouvelle-Angleterre de terres fertiles et sans bornes. Cependant, jusqu'à nos jours, la population française du Canada manquant de lumières s'est entassée dans un espace beaucoup trop étroit pour elle et le prix des terres est presque aussi élevé aux environs de Québec qu'à ceux de Paris, tandis qu'à côté la terre vaut 10 francs l'arpent.
Il y a une grande raison qui domine toutes les autres et qui, après qu'on les a toutes pesées, emporte à elle seule la balance : le peuple américain, pris en masse, est non seulement le plus éclairé du monde, mais ce que je mets bien au-dessus de cet avantage,
c'est le peuple dont l'éducation politique pratique est la plus avancée.
C'est cette vérité dans laquelle je crois fermement, qui fait naître en moi la seule espérance que j'aie pour le bonheur futur de l'Europe.
Reste toujours cependant cette grande question insoluble : les avantages matériels et spéciaux qu'ont les États-Unis ne leur suffiraient point sans leur haute civilisation et leur expérience, mais cette haute civilisation et cette expérience seraient-elles suffisantes sans elles ?
14 janvier 1832.
Deuxième partie
Après le retour en Europe 1832-1859
1833 [Sur les échecs de la colonisation française]
Quelques idées sur les raisons qui s'opposent à ce que les Français aient de bonnes colonies [À l'origine, ce texte de Tocqueville était destiné à l'ouvrage qu'avec Gustave de Beaumont il fit paraître en 1833 sur
le Système pénitentiaire aux États-Unis et son application en France.
En
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