Toulouse-Lautrec en rit encore
parisiens, pas même une esquisse. Seuls un paysage de Provence et une huile sur bois représentant la cathédrale d’Albi signée d’Édouard Julien, le prédécesseur de Jean Dorléac, ornaient de façon sommaire ce bureau où l’on avait pris soin de remplacer le vieux téléphone en bakélite par un combiné plus moderne, totalement anachronique dans ce décor suranné.
Séraphin se cala dans l’un des deux fauteuils Louis XIII qui faisaient face au bureau du conservateur.
— Avez-vous, cher ami, les photos des œuvres volées pour que nous les remettions au commissaire Coustot afin d’alerter la police des frontières ? Des toiles de cette importance ne peuvent pas être revendues sur le sol français ! Demain, elles seront peut-être à New York ou à Amsterdam…
— Assurément, se contenta de souligner Dorléac qui décrocha son téléphone pour appeler Denise Combarieu, sa très dévouée secrétaire.
Aussitôt apparut dans l’encadrement de la porte une femme sans âge, vêtue d’un tailleur noir, strict et de belle facture. Un chignon trilobé allongeait son visage sur lequel les traces de fard avaient du mal à masquer une cinquantaine bien engagée. Un collier de perles fines renforçait cette impression de héron au long cou. Mlle Combarieu était l’archétype de la vieille fille qui avait négligé sa propre existence pour mieux servir « son » Lautrec. Rien de la vie du peintre ou de son œuvre ne lui était étranger. Déjà, au bout de ses doigts aux ongles peints, pendaient différents clichés noir et blanc et couleurs des toiles dérobées. Elle tremblait comme une feuille quand elle les présenta à Séraphin Cantarel :
— Quelle perte, monsieur le conservateur ! Ce sont véritablement les deux premières toiles qui attestent de la vocation précoce de M. de Lautrec…
Denise Combarieu parlait du peintre comme s’il était encore de ce monde, comme si dans une autre vie elle avait été au service de cette vieille famille aristocratique écartelée entre le Tarn, l’Aveyron, l’Aude et la Gironde. Il y avait des sanglots étouffés dans sa voix, une blessure peut-être.
Cantarel, lui-même, était ému par ce dévouement à l’excès. La vieille fille reprit ses esprits pour demander à Séraphin quelle tournure devaient prendre les événements :
— Je ne cesse, monsieur le conservateur, de recevoir des coups de fil de partout pour savoir quand le musée sera à nouveau ouvert au public. Que dois-je leur répondre ?
— Mercredi au plus tard, à moins que Coustot ne nous mette des bâtons dans les roues, indiqua Cantarel en cherchant dans les yeux de Dorléac une approbation à sa propre suggestion.
— Juste le temps de revoir l’accrochage de quelques toiles et d’éclaircir cette histoire d’alarme…
— Bien, monsieur, dit la secrétaire en tournant discrètement les talons.
Dans la minute qui suivit, le téléphone gris vibra sur le bureau de Dorléac, la voix de Mlle Combarieu résonna dans l’écouteur :
— Un certain M. Trélissac pour M. Cantarel. Je vous le passe ?
Le conservateur en titre tendit aussitôt l’appareil à son supérieur en gardant la main sur le micro du téléphone.
— Oui, Théo, je vous écoute.
Séraphin confia à son collaborateur les minces éléments dont il disposait. Manifestement, ce vol mettait en lumière les carences du système de sécurité et le caractère « perméable » du musée. À un mois et demi de l’exposition Monet, des mesures s’imposaient de toute urgence, quelques crédits seraient nécessaires. Quant à l’enquête, aucune piste n’était écartée, surtout pas celle d’une éventuelle complicité parmi le personnel du musée.
— Patron, vous avez besoin de moi sur place ?
— On ne sera pas trop de deux pour épauler notre ami Dorléac. Sautez dans le premier train, Théo. Je viendrai vous chercher à la gare. Informez simplement Mlle Combarieu, la secrétaire du musée, de votre heure d’arrivée. Je vous attends, mon grand ! Dans le train, un conseil : prenez la peine de réviser vos classiques sur Lautrec. Sa vie, son œuvre !
En raccrochant, Séraphin Cantarel eut l’intuition que son assistant avait déjà bouclé sa valise et parcouru tout l’inventaire des dessins, affiches et peintures du facétieux et très génial Henri. Théodore était vraiment un garçon épatant.
Dans le bureau de Jean Dorléac, les coups de fil se succédèrent. Il eut
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