Tourgueniev
naturellement, aussi inévitablement que la limaille de fer vers l'aimant. Et cela recommence toutes les fois que l'expérience est tentée jusqu'au moment où la mort nous délivre. » De l'amour comme de la mort, dans ses mauvais jours, Tourguéniev doutait.
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Il a écrit une terrible méditation qui a pour titre : Assez, et qui exprime le pessimisme total (et d'ailleurs faux) auquel on peut arriver quand on contemple, sans donner toute leur valeur aux efforts humains, le spectacle de la nature brute.
« Gravement, impitoyablement, le destin conduit chacun d'entre nous, et au début de la vie, absorbés par des détails de toute sorte, par des riens, par nous-mêmes, nous ne sentons pas sa dure main. Tant que l'on peut se tromper, on peut vivre et il n'y a pas de honte à espérer. » Puis, quand nous découvrons la vérité, « alors un seul chemin est laissé à l'homme pour rester debout,pour ne pas tomber en morceaux, pour ne pas se noyer dans le marécage du mépris de lui-même, c'est de se détourner avec calme de tout, de dire : « Assez ! », de croiser ses bras impuissants sur sa poitrine vide, de sauver le dernier, le seul honneur qui lui reste, la dignité de connaître son propre néant, cette dignité dont parle Pascal et qu'il appelle « l'homme-roseau pensant... » une pauvre dignité, une triste consolation. Fais de ton mieux pour t'en pénétrer, qui que tu sois, mon pauvre frère, tu n'échapperas pas à la vérité terrible révélée par le poète :
« La vie n'est qu'une ombre errante, un pauvre acteur qui se débat pendant une heure sur la scène et dont ensuite on n'entend plus parler. C'est un récit fait par un idiot, plein de bruit, de fureur et qui ne signifie rien. »
Je cite ces vers de Macbeth... Les sorcières, les fantômes et les apparitions reviennent à mon esprit... Hélas ! il n'y a ni fantômes, ni puissances terribles et supraterrestres. Ce qu'il y a de terrible, c'est qu'il n'y a rien de terrible, que l'essence même de la vie est médiocre, sans intérêt et vide jusqu'à la dégradation. Quand on est pénétré de cette connaissance, quand on a goûté cette amertume, aucun miel ne semble plus doux et même la bénédiction la plus haute et la plus douce, celle de l'amour, celle du rapprochement parfait des êtres, celle du dévouement complet, même ce sentiment perd toute sa magie. Toute sa dignité est détruite par sa propre petitesse, par sa brève durée. Oui, un homme a aimé, a murmuré des mots de bonheur éternel et de ravissement immortel, et il ne restera même aucune trace du ver qui aura dévoré la dernière relique de sa langue flétrie.
Ainsi par un jour frais de la fin de l'automne, quandtout est sans vie et muet dans l'herbe grise et brûlée, si, sur la lisière de la forêt, le soleil sort un instant du brouillard et tourne un rayon sur la terre gelée, aussitôt les moucherons sortent de tous côtés. Ils dansent dans les rayons chauds, s'agitent, voltigent en haut, en bas. Ils tournent autour les uns des autres, puis le soleil se couche, les moucherons tombent en une faible averse et c'est la fin de leur brève existence.
L'art peut paraître plus merveilleux et plus durable que la nature, car dans la nature il n'y a ni symphonies de Beethoven, ni poèmes de Goethe. Mais, à la fin de tout, la nature inexorable triomphera. Elle détruira jusqu'aux œuvres d'art. Le Zeus de Phidias tombera en poussière comme une pierre quelconque. « Comment nous, pauvres artistes, pourrions-nous lutter contre cette force sourde, muette, aveugle, qui marche, marche et dévore toute chose? Et comment aurait-on une confiance dans la valeur et dans la dignité de ces flottantes images que, dans le noir, et au bord de l'abîme, nous sculptons pour un instant dans la poussière ? »
Mais la beauté n'a pas besoin de vivre toujours pour être éternelle ? Un instant lui suffit? Oui, peut-être, mais encore faut-il qu'il y ait des hommes pour la perpétuer. Or, cela ne sera pas. Un jour la terre refroidie ne portera même plus un cerveau humain qui puisse réfléchir tant de beauté passée. Donc, pourquoi agir? « Pourquoi s'exposer aux rires de la foule méchante ou aux jugements des sots? Pourquoi retourner à cette foule grouillante de fantômes, à cette foire sur la place, où le vendeur et l'acheteur trichent tous les deux, où tout est bruit, clameur, où tout est médiocre et mesquin ? Pourquoi, quand l'impuissance est dans les os de tous les hommes,
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