Tourgueniev
fourmis. Dans un de ses poèmes il imagine un dialogue entre deux montagnes, la Jungfrau et le Finsteraarhorn. La Jungfrau dit à son voisin : « Quoi de neuf? Qu'est-ce qui se passe là-bas ?... »
« C'est toujours la même chose, dit le Finsteraarhorn. Le même tableau. C'est mesquin et bigarré. Le bleu des eaux, le noir des bois, le gris des pierres amoncelées. Autour de ces tas, on voit encore s'agiter ces sortes devilains insectes, tu sais, ces petites bêtes à deux pattes qui n'ont encore jamais pu souiller ni toi ni moi. -Des hommes ? - Oui, des hommes. »
Des milliers de siècles se passent... un instant.
« Eh bien, et maintenant ? demande la Jungfrau. - On dirait que l'on voit moins de ces insectes, mugit le Finsteraarhorn. C'est devenu plus clair. Les eaux se sont rétrécies, les bois se sont racornis. »
Des milliers d'années se passent encore...un instant.
«Que vois-tu ? dit la Jungfrau. - Autour de nous, c'est un peu plus propre... Mais là-bas, plus loin, dans les vallées, il y a encore des taches et quelque chose remue. - Et maintenant? demande la Jungfrau après d'autres milliers d'années... un instant. - Maintenant, c'est bien, répond le Finsteraarhorn. Tout est devenu bien net, bien blanc où qu'on regarde. Partout la neige, notre bonne neige, toute unie, et la glace. Tout est gelé. C'est bien maintenant. Il fait tranquille. »
« — A la bonne heure, répond la Jungfrau. Mais nous avons assez bavardé, mon vieux. Il est temps de dormir.
« — Il est temps !
« Les immenses montagnes dorment, et il dort aussi, le ciel clair et vert, au-dessus de la terre devenue muette pour l'éternité. »
Le néant des hommes en face de la grandeur des choses, voilà le sentiment que Tourguéniev a éprouvé le plus fort. Si nous avons la faiblesse de mesurer et de contempler l'infini, tout effort nous apparaîtra comme vain. Nous souffrons. Et pour aller vers quoi ? Vers la mort qui elle-même sera une chose petite.
« Que penserai-je quand je serai sur le point de mourir, si seulement je suis en état de penser?
« Penserai je que j'ai mal profité de la vie, que je l'ai passée comme en rêve, comme endormi, que je n'ai pas su goûter à ses fruits? Comment! C'est déjà la mort? Si vite? C'est impossible ! Je n'ai encore eu le temps de rien faire! Je me préparais seulement à faire quelque chose!
« Me rappellerai-je mon passé ? Arrêterai-je ma pensée sur les quelques instants radieux que j'ai eus dans la vie, sur les visages et les images qui me sont chers ?
« Ou bien mes mauvaises actions se retraceront-elles à ma mémoire et l'anxiété brûlante d'un remords tardif envahira-t-elle mon âme? Penserai-je à ce qui m'attend au-delà du tombeau; me demanderai-je si, en effet, quelque chose m'y attend ?
« Non... il me semble que je tâcherai de ne pas penser, que je m'efforcerai de songer à quelque bagatelle pour détourner mon attention des ténèbres menaçantes qui noircissent devant moi.
« En ma présence, un mourant ne cessait de se plaindre de ce qu'on ne voulait pas lui donner des noisettes grillées. Et seulement là, dans la profondeur de ses yeux déjà ternis, pendant qu'il balbutiait ses plaintes, se débattait et frissonnait un je ne sais quoi, comme l'aile brisée d'un oiseau blessé à mort. »
Il est vrai que l'amour donne quelquefois aux malheureux humains un extraordinaire sentiment de puissance, d'importance et de grandeur, mais dans l'amour même, si l'on observe bien, on retrouve seulement la lutte universelle. « Il n'y a pas, dans l'amour, d'égalité, non. Il n'y a qu'un maître et un esclave et ce n'est pas sans raison que les poètes parlent de ses chaînes. Vous saurez un jour comment ces menottes si douées savent torturer, avec quelles caresses elles vous mettent lecœur en pièces. Vous saurez la haine qui se cache sous l'amour le plus enflammé; vous soupirerez, comme un malade, après la santé, après le repos, le repos bête, pur et simple. Vous saurez ce que c'est que d'appartenir à une jupe, combien honteux et écrasant est ce servage. »
Et dans Fumée, sur un ton qui rappelle l'admirable lettre d'apprentissage de Wilhelm Meister : « L'homme est faible, la femme est tenace. Le hasard est tout-puissant. Se résigner à cette vie décolorée est difficile, s'y résigner complètement est impossible. Ici il y a beauté et sympathie, chaleur et lumière, comment s'y dérober. L'homme s'élance comme un enfant vers sa bonne et aussi
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