Tourgueniev

son « cas ». Il s'étudie, se connaît, et souvent se méprise. D' où son ironie, opposée à la foi de Don Quichotte. Hamlet ne sait pas ce qu'il veut; sa vie est sans but (hors la vengeance) et pourtant il aime la vie. Il aime la vie parce que la nature humaine est heureusement plus forte que la pensée abstraite. Aussi songe-t-il au suicide mais ne se tue pas. Il faut avoir pitié de lui, car il souffre plus que Don Quichotte.
    Dans ses rapports avec les femmes Hamlet, qui ne cherche que lui-même, cause la perte d'Ophélie qui était belle et qui l'aimait. Don Quichotte vénère une créature imaginaire et il embellit sa Dulcinée.
    Le scepticisme d'Hamlet n'est pas l'indifférence. Mais il pense trop pour garder une volonté : « C'est ici que se découvre le côté tragique de la nature humaine, on l'a souvent remarqué; pour agir, il faut la volonté; pour agir, il faut aussi la pensée; mais la volonté s'est séparée de la pensée, et chaque jour ce divorce s'accentue davantage.
    « Ainsi la vive couleur de la volonté native est effacée par le pâle reflet de la pensée », dit Shakespeare par la bouche d' Hamlet.
    Et voilà pourquoi nous voyons d'un côté les Hamlets pensifs, conscients, qui comprennent et embrassent tout et qui sont en même temps très inutiles, et condamnés par l'essence même de leur être à l'immobilité; puis, de l'autre côté, les demi-fous de Dons Quichottes qui ne sont utiles à l'humanité et ne la font marcher en avant que parce qu'ils ne voient qu'un point de l'horizon, un point qui souvent n'existe pas en réalité comme ils le voient. »
    Evidemment Don Quichotte se trompe. L'homme qui essaie de se battre contre l'univers sera presque toujours vaincu, mais il faut essayer : « Il doit absolument se mêler une certaine dose de ridicule, à la conduite, au caractère même des gens qui sont appelés à faire une grande œuvre. Les masses finissent par suivre - avec une aveugle confiance, - les personnages qu'elles raillaient jadis, qu'elles maudissaient et persécutaient, mais qui n'avaient peur ni de leurs persécuteurs, ni de leurs malédictions, ni même de leurs rires et qui marchaient sans faiblir tout droit devant eux, les yeux fixés en avant et en contemplant le but qu'ils étaient seuls à apercevoir, qui cherchaient, tombaient et enfin trouvaient. Etre piétiné par les pattes des cochons, c'est un accident commun dans la vie des Don Quichotte... C'est le tribut ultime qu'ils doivent payer au hasard grossier, à l'inintelligence indifférente et insolente. C'est le soufflet du pharisien. Après lui ils peuvent mourir. Ils ont passé par le feu du creuset : ils ont conquis l'immortalité. »
    Ainsi le sceptique Tourguéniev conclut par un éloge du croyant. Mais ce n'est pas un paradoxe. La vérité est que le scepticisme est souvent verbal, que Tourguéniev au fond de son cœur gardait les quelques croyances qui suffisent à rendre la vie merveilleuse et qu'enfin il avait vécu sa vie d'ami et sa vie d'artiste, pour lui les seules, à la noble et douloureuse manière du Chevalier de la Triste Figure.
    On peut être le Don Quichotte de la simplicité. L'exagération, l'emphase, l'enthousiasme simulé, la tartuferie de la passion feinte et le faux éclat d'un style prétentieux sont aussi des moulins à vent. Contre eux Tourguéniev s'est battu toute sa vie au nom de la dame qu'il s'était choisie et qui s'appelait Exactitude. Malgréle pessimisme schopenhauerien de quelques poèmes, ce n'est pas une leçon de découragement que nous dicte son œuvre, mais plutôt une leçon d'humilité. Il donne la Marianne de Terres vierges non à Nejdanov, mais à Solomine, c'est-à-dire à l'homme des petites tâches, des avances lentes et précises. L'homme n'est pas toujours écrasé par la nature; il peut la transformer, mais à la condition d'en accepter les lois.
    M. Bourget remarque avec raison que pas un seul des personnages de Tourguéniev ne donne une impression de vie absolument manquée comme par exemple les héros de L'Education sentimentale: « Ils sont vaincus, ils ne sont pas usés, ce sont des inachevés, ce ne sont pas des ratés. » Et ce ne sont pas des ratés parce qu'ils gardent en eux une solitude : « Telle qu'elle se présente, ou douloureuse ou mesquine, leur existence n'est pas une œuvre d'opinion. Ils sont ainsi par eux-mêmes. Ils ne se conforment point à un programme social. Ils ne se comparent point à celui-ci et à celui-là. Si l'on creuse