Tourgueniev
alors que ma cendre, soulevée par des souffles qui emporteront et briseront son chant, peut-être viendra tourbillonner en parcelles invisibles autour d'un corps toujours sonore, toujours vivant.
Et moi, l'homme misérable, ridicule, l'amoureux, l'homme personnel, je te dis : merci, petit chanteur. Merci, pour ton chant libre et fort qui est venu si inopinément sonner sous ma fenêtre, à cette heure de tristesse 2 ... »
Ainsi d'autres hommes, dans mille ans, dans deux mille ans, auront les mêmes passions, les mêmes bonheurs et les mêmes douleurs que nous, et comme nous condamnés à mort, espéreront. Ils auront raison d'espérer. Pour eux aussi, le soleil à son heure montera dans le ciel matinal, car cet univers redoutable est pourtant un univers fidèle. Les lois ne sont ni cruelles, ni douces, elles sont immuables et par là prévisibles, cadres fixes àl'intérieur desquels il appartient à l'homme de dessiner de son mieux son destin.
Si le monde des Forces est sans pitié comme sans haine, il n'en est pas de même des créatures humaines. Pourquoi sont-elles sur cette goutte de boue? Nous l'ignorons. Sont-elles plus importantes que des moucherons ? Nous ne le saurons jamais. Mais c'est un fait qu'elles sont capables d'amitié, d'amour et de grandeur. Dès que Tourguéniev peint des êtres humains, la confiance et la bonté tiennent une grande place dans sa palette. Il a le goût des hommes et même, plus généralement, des êtres vivants, et il admire l'énergie avec laquelle, dans cet univers aveugle et hostile, l'homme et les animaux savent former des oasis de tendresse. Les hommes ont construit leur petit univers à l'intérieur du grand univers indifférent et c'est cela qui est la vraie philosophie. Tourguéniev le sait bien. Il estime plus que tout au monde la bonté et le courage. De là son goût pour les paysans russes, pour les hommes du passé, pour les vrais chrétiens. Son œuvre est pleine de braves gens. Les parents des deux jeunes gens dans Pères et Enfants, presque tous ses hommes du peuple, Tatiana dans Fumée, Lisa dans Un Nid de gentilshommes, sont peints avec une tendresse qui n'est pas d'un pessimiste. Seulement, comme nous l'avons déjà dit, c'est plutôt, et là encore il se rapproche des Evangiles, c'est plutôt aux simples d'esprit qu'il accorde la bonté, de même qu'il n'accorde le bonheur qu'à ceux qui acceptent la vie la plus humble. « Pierre et sa femme et tous ceux qui leur appartiennent, vivent d'une vie uniforme, silencieuse, paisible. Cette paix, c'est le bonheur. Il n'y en a pas d'autre au monde. »
***
« Tourguéniev, dit M. Haumant, reproche à la culture de répandre l'incrédulité religieuse et de détacher ainsi les intellectuels des vertus nées d'une longue tradition chrétienne. Ces vertus : la résignation, la charité, l'oubli de soi-même, les humbles sont seuls à les posséder maintenant, et de là vient leur supériorité. "Celui qui a la foi, dit-il, possède tout et ne peut rien perdre ; et celui qui n'a pas la foi, n'a rien. Je sens cela de façon d'autant plus aiguë, que j'appartiens à ceux qui ne l'ont pas." Par là il y a dans Tourguéniev des reliques du passé, vivantes elles aussi, et une part d'inspiration religieuse que son pessimisme a trop fait méconnaître. »
Cette part d'inspiration religieuse ne prend pas forme de croyance positive, mais de croyance à la valeur de la croyance. Pour garder dans l'âge mûr un peu de cette force extraordinaire que les illusions de la jeunesse nous donnaient au début de la vie, il faut conserver une foi. « Conserver jusqu'à la vieillesse un jeune cœur est chose difficile et un peu ridicule. Il doit encore s'estimer heureux celui qui n'a pas perdu foi en la bonté, en la puissance de la volonté et qui garde le goût de l'action. » Ainsi le sceptique conclut en faveur des actions désintéressées et nous comprenons maintenant pourquoi il voulut un jour, dans une conférence publique, défendre le type de Don Quichotte contre celui de Hamlet, c'est-à-dire contre lui-même.
Don Quichotte vit en dehors de soi, pour les autres, pour combattre les forces ennemies de l'homme, les géants, les enchanteurs. Son cœur est humble, son âme grande et héroïque. Il ne doute pas de sa mission et sa volonté tendue donne de l'uniformité à sa pensée.
Hamlet est avant tout analyse et, malgré quelques traits, égoïsme. Il est occupé de sa propre personne; il pense non à ses devoirs, mais à
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