Tragédies Impériales
Prusse, avait combattu contre lui, à Iéna, à Leipzig aussi, à cette bataille des Nations qui avait à ce point marqué sa vie qu’en sa vieillesse, il lui plaisait toujours de la raconter aux siens à la cadence d’environ trois fois la semaine. Et puis, il y avait eu la victoire des Alliés, la revanche pour les fils de la belle reine Louise et, après bien des années encore, pour lui, Guillaume, l’apothéose : l’empire allemand proclamé en 1871 dans la galerie des Glaces, au château de Versailles, après l’écrasement de l’autre Napoléon, le troisième du nom…
La voix cassée, haletante, semblait tirer du néant le souffle tenace qui l’habitait encore. Auprès du lit, dans un fauteuil, l’impératrice Augusta, une très vieille femme elle aussi, regardait mourir ce compagnon de tant d’années. Souvent, la main du mourant venait se poser sur la sienne, encore qu’il n’y eût jamais eu entre eux d’amour véritable, mais la pauvre souveraine, très malade elle aussi, était si faible qu’il fallait que sa fille, la grande-duchesse de Bade, soutînt son bras pour qu’il pût supporter le poids de cette main.
Le côté sinistre du tableau était complété par la grande-duchesse elle-même, vêtue de noir de la tête aux pieds car elle portait le deuil de son fils. Outre cela, un bandeau noir cachait son œil gauche, à peu près perdu.
Seule image vivante et vigoureuse parmi les ombres denses de cette chambre mortuaire, un homme attendait, mâchant sa moustache : le chancelier-prince von Bismarck ! Lui aussi était vieux, mais sa vieillesse était solide, drue, charpentée, celle du lion qui se sait toujours en pleine possession de sa puissance physique et intellectuelle. Mais le lion, cette nuit, était inquiet : si tardive qu’elle fût, cette mort venait encore trop tôt. Dans quelques instants… une heure ou deux peut-être mais guère plus, un autre serait empereur, un autre que, cependant, il avait bien espéré voir mourir avant le vieux souverain : le prince héritier Frédéric-Guillaume, qu’en dépit de son courage et de sa valeur militaire, le chancelier de fer haïssait de toutes ses forces pour son libéralisme et sa trop grande générosité, pour les idées « modernes » que lui avait insufflées sa femme, Vicky, l’Anglaise.
Ce n’était pas là l’empereur qu’il fallait à Bismarck, l’homme pour qui le seul mot « libéralisme » était une insulte, l’homme sans pitié, sans faiblesse, qui ne connaissait que la force, la poigne de fer parfaitement dépourvue de tout gant de velours. Quant au mot de « liberté », le chancelier n’avait jamais dû en comprendre, même un peu, la signification. C’était pour lui une maladie honteuse…
Jusqu’à cette minute, il avait espéré – Dieu des batailles, comme il l’avait souhaité ! – que le nouvel empereur ne serait pas Frédéric III, mais bien Guillaume II, car le Kronprinz Guillaume, dit Willy, était son élève à lui, et Bismarck refusait de s’apercevoir que le jeune prince était déjà un mégalomane obstiné et le plus arrogant traîneur de sabre que l’Allemagne eût jamais produit.
Mais il était écrit que Frédéric régnerait. Quand se leva l’aube du 9 mars, la voix obstinée se tut enfin. La grande-duchesse de Bade se releva avec peine, la vieille impératrice ramena sur ses genoux sa main engourdie et Bismarck étouffa un soupir… Il fallait en passer par où le voulait le destin et se contenter d’espérer que ce règne-là ne durerait guère…
Dans la même journée, le télégraphe alla porter la nouvelle de cette mort à bien des kilomètres de Berlin, à San Remo, sur la Riviera italienne, dans une chambre de la villa « Zirio », où le nouvel empereur, lui aussi, subissait un début d’agonie. Une autre chambre de malade : à cinquante-six ans, l’empereur Frédéric III était atteint d’un cancer du larynx et se savait perdu…
C’était un homme grand, mince et blond, avec un beau visage grave orné d’une barbe et d’une moustache qui le faisaient ressembler davantage à un archiduc autrichien qu’à un prince prussien. Malgré les ravages visibles de la maladie (le prince portait, depuis un mois, plantée dans la gorge, une canule qui lui permettait de respirer) Frédéric avait un visage paisible et calme, des yeux pleins de douceur et d’idéalisme, cet idéalisme qui déplaisait si fort à Bismarck.
Mais il avait aussi un grand
Weitere Kostenlose Bücher