Traité du Gouvernement civil
comme une commune mesure capable de terminer les différents qui s'élèveraient. Car bien que les lois de la nature soient claires et intelligibles à toutes les créatures raisonnables; cependant, les hommes étant poussés par l'intérêt aussi bien qu'ignorants à l'égard de ces lois, faute de les étudier, ils ne sont guère disposés, lorsqu'il s'agit de quelque cas particulier qui les concerne, à considérer les lois de la nature, comme des choses qu'ils sont très étroitement obligés d'observer.
125. En second lieu, dans l'état de nature, il manque un juge reconnu, qui ne soit pas partial, et qui ait l'autorité de terminer tous les différends, conformément aux lois établies. Car, dans cet état-là, chacun étant juge et revêtu du pouvoir de faire exécuter les lois de la nature, et d'en punir les infracteurs, et les hommes étant partiaux, principalement lorsqu'il s'agit d'eux-mêmes et de leurs intérêts, la passion et la vengeance sont fort propres à les porter bien loin, à les jeter dans de funestes extrémités et à leur faire commettre bien des injustices; ils sont fort ardents lorsqu'il s'agit de ce qui les regarde, mais fort négligents et fort froids, lorsqu'il s'agit de ce qui concerne les autres : ce qui est la source d'une infinité d'injustices et de désordres.
126. En troisième lieu, dans l'état de nature, il manque ordinairement un pouvoir qui soit capable d'appuyer et de soutenir une sentence donnée, et de l'exécuter. Ceux qui ont commis quelque crime, emploient d'abord, lorsqu'ils peuvent, la force pour soutenir leur injustice; et la résistance qu'ils font rend quelquefois la punition dangereuse, et mortelle même a ceux qui entreprennent de la faire.
127. Ainsi, les hommes, nonobstant tous les privilèges de l'état de nature, ne laissant pas d'être dans une fort fâcheuse condition tandis qu'ils demeurent dans cet état-là, sont vivement poussés à vivre en société. De là vient que nous voyons rarement qu'un certain nombre de gens vivent quelque temps ensemble, en cet état. Les inconvénients auxquels ils s'y trouvent exposés, par l'exercice irrégulier et incertain du pouvoir que chacun a de punir les crimes des autres, les contraignent de chercher dans les lois établies d'un gouvernement, un asile et la conservation de leurs propriétés. C'est cela, c'est cela précisément, qui porte chacun à se défaire de si bon cœur du pouvoir qu'il a de punir, à en commettre l'exercice à celui qui a été élu et destiné pour l'exercer, et à se soumettre à ces règlements que la communauté ou ceux qui ont été autorisés par elle, auront trouvé bon de faire. Et voilà proprement le droit original et la source, et du pouvoir législatif et du pouvoir exécutif, aussi bien que des sociétés et des gouvernements mêmes.
128. Car, dans l'état de nature, un homme, outre la liberté de jouir des plaisirs innocents, a deux sortes de pouvoirs.
Le premier est de faire tout ce qu'il trouve à propos pour sa conservation, et pour la conservation des autres, suivant l'esprit et la permission des lois de la nature, par lesquelles lois, communes à tous, lui et les autres hommes font une communauté, composent une société qui les distingue du reste des créatures; et si ce n'était la corruption des gens dépravés, on n'aurait besoin d'aucune autre société, il ne serait point nécessaire que les hommes se séparassent et abandonnassent la communauté naturelle pour en composer de plus petites.
L'autre pouvoir qu'un homme a dans l'état de nature, c'est de punir les crimes commis contre les lois. Or, il se dépouille de l'un et de l'autre, lorsqu'il se joint à une société particulière et politique, lorsqu'il s'incorpore dans une communauté distincte de celle du reste du genre humain.
129. Le premier pouvoir, qui est de faire tout ce qu'on juge à propos pour sa propre conservation et pour la conservation du reste des hommes, on s'en dépouille, afin qu'il soit réglé et administré par les lois de la société, de la manière que la conservation de celui qui vient à s'en dépouiller, et de tous les autres membres de cette société le requiert : et ces lois de la société resserrent en plusieurs choses la liberté qu'on a par les lois de la nature.
130. On se défait aussi de l'autre pouvoir, qui consiste à punir, et l'on engage toute sa force naturelle qu'on pouvait auparavant employer, de son autorité
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