Traité du Gouvernement civil
pouvoir les avait formées. Si l'on objecte que cela est capable de causer des troubles perpétuels, je réponds que cela n'en causera pas plus que peut faire la justice, lorsqu'elle tend les bras à tous ceux qui veulent avoir recours à elle. Celui qui trouble son voisin, sans sujet, est puni, à cause de cela, par la justice de la cour devant laquelle on a comparu. Et quant à celui qui appelle au Ciel, il doit être bien assuré qu'il a droit, mais un droit tel qu'il peut être hardiment porté à un tribunal qui ne saurait être trompé, et qui, certainement, rendra à chacun selon le mal qu'il aura fait à ses concitoyens, c'est-à-dire, à quelque partie du genre humain. Tout ceci fait voir clairement qu'un homme qui fait des conquêtes, dans une injuste guerre, ne peut avoir droit sur ce qu'il a conquis, et que les personnes qui sont tombées sous sa domination, ne lui doivent aucune soumission ni aucune obéissance.
177. Mais supposons que la victoire favorise la cause juste, et considérons un conquérant dans une juste guerre, pour voir quel pouvoir il acquiert et sur qui:
Premièrement, il est visible qu'il n'acquiert aucun pouvoir sur ceux qui ont été les compagnons de ses conquêtes. Ceux qui ont combattu pour lui, ne doivent point souffrir parce qu'il a remporté des victoires; ils sont, sans doute, aussi libres qu'ils l'étaient auparavant. Ils servent, d'ordinaire, sous cette condition, qu'ils auront part au butin et aux autres avantages dont les victoires sont suivies : et un peuple victorieux ne devient point esclave par des conquêtes, et n'est pas couvert de lauriers, pour faire voir qu'il est destiné au sacrifice, pour le jour de triomphe de son général. Ceux qui croient que l'épée établit des monarchies absolues élèvent infiniment les héros qui sont les fondateurs de ces sortes de monarchies, et leur donnent des titres superbes et magnifiques. Ils ne songent point aux officiers ni aux soldats, qui ont combattu sous les enseignes de ces héros, dans les batailles qu'ils ont gagnées, qui les ont assistés à subjuguer les pays dont ils se sont rendus maîtres, et qui ont demandé part, et à la gloire et à la possession de ce qui a été conquis. Quelques-uns ont dit que la monarchie anglaise est fondée sur la conquête des Normands, et que par cette conquête fameuse, les Rois d'Angleterre ont le droit de domination absolue. Mais, quand cela serait aussi vrai qu'il parait faux par l'histoire, et que Guillaume aurait eu droit de faire la guerre à l'Angleterre, la domination acquise par sa conquête n'aurait pu s'étendre que sur les Saxons et les Bretons, qui habitaient alors cette île. Les Normands qui vinrent avec ce héros, dans l'espérance de la conquérir, et tous ceux qui sont ensuite descendus d'eux, ont été des gens libres, et n'ont point été subjugués par la conquête, quelque domination qu'on prétende qu'elle ait procurée. Que si quelqu'un allègue qu'il est homme libre, par la raison qu'il est descendu de ces Normands, il sera fort difficile de prouver le contraire : et ainsi, il est visible que les lois, qui n'ont point fait de distinction entre les personnes, n'ont établi entre elles aucune différence à l'égard de la liberté et des privilèges.
178. Mais supposant ici, ce qu'on voit arriver rarement, que les conquérants et les conquis ne viennent point à se joindre en société, à composer un corps politique, et à vivre sous les mêmes lois et avec la même liberté : voyons quelle sorte de pouvoir un légitime conquérant acquiert sur ceux qu'il a subjugués, et si c'est un pouvoir purement despotique. Certainement, il a un pouvoir absolu sur la vie de ceux qui, par une injuste guerre, ont perdu le droit qu'ils y avaient; mais non sur la vie ou sur les biens de ceux qui n'ont point été engagés dans la guerre, ni même sur les possessions de ceux qui ont été actuellement engagés.
179. En second lieu, je dis qu'un conquérant n'acquiert du pouvoir que sur ceux qui ont actuellement assisté ses ennemis dans une guerre injuste, et ont effectivement concouru et consenti à l'injuste violence dont on a usé envers lui. En effet, le peuple n'ayant point donné à ses conducteurs le pouvoir de rien faire d'injuste, par exemple, d'entreprendre une injuste guerre (hé! comment pourrait-il leur donner un pouvoir et un droit qu'il n'a point?), il ne doit pas être chargé et regardé comme coupable de la violence qu'on a
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