Traité du Gouvernement civil
qu'ils n'ont rien fait qui doive leur faire Perdre le droit qu'ils ont naturellement sur les biens dont il s'agit; et un conquérant n'a pas sujet de les leur prendre, par le simple droit de conquête, faite sur un homme qui avait résolu et tâché de le perdre par la force; tout le droit qu'il peut avoir sur ses biens, n'est fondé que sur les dommages qu'il a soufferts par la guerre, et pour défendre ses droits, et dont il peut demander la réparation. Or, jusqu'à quel point s'étend ce droit sur les possessions des subjugués? c'est ce que nous verrons dans l'instant. Concluons seulement ici, qu'un vainqueur, qui par ses conquêtes a droit sur la vie de ses ennemis et peut la leur ôter, quand il lui plait, n'a point droit sur leurs biens, pour en jouir et les posséder. Car, c'est la violence brutale dont un agresseur a usé, qui a donné à celui à qui il a fait la guerre, le droit de lui ôter la vie et de le détruire, s'il le trouve à propos, comme une créature nuisible et dangereuse; mais c'est seulement le dommage souffert qui peut donner quelque droit sur les biens des vaincus. je puis tuer un voleur qui se jette sur moi dans un grand chemin; je ne puis pas pourtant, ce qui semble être quelque chose de moins, lui ôter son argent, en épargnant sa vie et le laisser aller; si je le faisais, je commettrais, sans doute, un larcin. La violence de ce voleur, et l'état de guerre dans lequel il s'est mis, lui ont fait perdre le droit qu'il avait sur sa vie, mais ils n'ont point donné droit sur ses biens. De même, le droit des conquêtes s'étend seulement sur la vie de ceux qui se sont joints dans une guerre, mais non sur leurs biens, sinon autant qu'il est juste de se dédommager, et de réparer les pertes et les frais qu'on a faits dans la guerre; avec cette restriction et cette considération, que les droits des femmes et des enfants innocents soient conservés.
183. Qu'un conquérant, de son côté, tant de justice et de raison qu'on voudra, il n'a point droit néanmoins de se saisir de plus de choses, que ceux qui ont été subjugués n'ont mérité d'en perdre. Leur vie est à la merci du vainqueur; leur service et leurs biens sont devenus son bien propre, et il peut les employer pour réparer le dommage qui lui a été causé : mais il ne peut prendre ce qui appartient aux femmes et aux enfants, qui ont leur droit et leur part aux biens et aux effets dont leurs maris ou leurs pères ont joui. Par exemple, dans l'état de nature (tous les États sont dans l'état de nature, les uns au regard des autres), j'ai fait tort à un homme; et ayant refusé de lui donner satisfaction, nous en sommes venus à l'état de guerre, dans lequel, quand même je ne ferais que me défendre, je dois être regardé comme l'agresseur. je suis vaincu et subjugué. Ma vie est certainement à la merci de mon vainqueur, mais non ma femme et mes enfants, qui ne se sont point mêlés de cette guerre : je ne puis point leur faire perdre le droit qu'ils ont sur leur vie, comme ils ne peuvent me faire perdre celui que j'ai sur la mienne. Ma femme a sa dot, ou sa part à mes biens; et elle ne doit pas la perdre par ma faute. Mes enfants doivent être nourris et entretenus de mon travail et de ma subsistance; or, c'est ici le même cas. Un conquérant a droit de demander la réparation du dommage qu'il a reçu; et les enfants ont droit de jouir des biens de leurs pères, pour leur subsistance : et quant à la dot, ou à la part des femmes, soit que le travail, ou leur contrat la leur ait procurée ou assurée, il est visible que leurs maris ne peuvent la leur faire perdre. Que faut-il donc pratiquer en cette rencontre? Je réponds, que la loi fondamentale de la nature voulant que tout, autant qu'il est possible, soit conservé, il s'ensuit que s'il n'y a pas assez de bien pour satisfaire les prétendants, c'est-à-dire, pour réparer les pertes du vainqueur, et pour faire subsister les enfants, le vainqueur doit relâcher de son droit et ne pas exiger une entière satisfaction, mais laisser agir le droit seul de ceux qui sont en état de périr, s'ils sont privés de ce qui leur appartient.
184. Mais supposons que les dommages et les frais de la guerre ont été si grands pour le vainqueur, qu'il a été entièrement ruiné, et qu'il ne lui est pas resté un sol; et que les enfants des subjugués soient dépouillés de tous les biens de leurs pères, et en état de périr et d'être précipités dans le
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