Traité du Gouvernement civil
tombeau, la satisfaction néanmoins qui sera due à ce conquérant, ne lui donnera qui rarement droit sur le pays qu'il a conquis. Car les dommages et les frais de la guerre montent rarement à la valeur d'une étendue considérable de pays, du moins dans les endroits de la terre qui sont possédés, et où rien ne demeure désert. La perte des revenus d'un ou de deux ans (il n'arrive guère qu'elle s'étende jusqu'à quatre ou jusqu'à cinq ans) est la perte qu'on fait d'ordinaire. Et quant à l'argent monnayé et à d'autres semblables richesses, qui auront été consumées, ou qui auront été enlevées, elles ne sont pas des biens de la nature, elles n'ont qu'une valeur imaginaire; la nature ne leur a pas donné celles qu'elles ont aujourd'hui : elles ne sont pas plus considérables en elles-mêmes que paraîtraient être, à des Princes de l'Europe, certaines choses de l'Amérique, que les habitants y estiment fort, ou que ne paraissait être du commencement, aux Américains, notre argent monnayé. Or, les revenus de cinq années ne peuvent pas balancer la valeur de la jouissance perpétuelle d'un pays, qui est habité et cultivé partout. On en tombera sur tout facilement d'accord, si l'on fait abstraction de la valeur imaginaire de l'argent monnayé; et l'on verra que la disproportion est plus grande que n'est celle qu'il y a entre cinq et cinq mille. Après tout, les dommages que les hommes reçoivent les uns des autres dans l'état de nature (tous les Princes et tous les gouvernements sont dans l'état de nature, les uns à l'égard des autres), ne donnent jamais à un conquérant le droit de déposséder la postérité de ceux qu'il aura subjugués, et de la priver de la jouissance de ce qui devait être son héritage et l'héritage de tous ses descendants, jusqu'à la dernière génération. Les conquérants, à la vérité, sont fort disposés à croire qu'ils sont maîtres légitimes et perpétuels de tout : et telle est la condition de ceux qui sont subjugués, qu'il ne leur est pas permis de soutenir et de défendre leur droit. Il ne laisse pourtant pas d'être certain qu'en ces rencontres, les conquérants n'ont d'autre droit que celui qu'a le plus fort sur le faible : celui qui est le plus fort, est censé avoir droit de se saisir de tout ce qu'il lui plait.
185. Donc un conquérant, même dans une juste guerre, n'a, en vertu de ses conquêtes, aucun droit de domination [1] sur ceux qui se sont joints à lui, et ont été les compagnons de ses combats, de ses victoires, ni sur les gens d'un pays subjugué qui ne se sont pas opposés à lui, ni sur la postérité de ceux mêmes qui se sont opposés à lui, et lui ont fait actuellement la guerre. Ils doivent tous être exempts de toute sorte de sujétion, au regard de ce conquérant; et si leur gouvernement précédent est dissous, ils sont en droit, et doivent avoir la liberté d'en former et d'en ériger un autre, comme ils jugeront à propos.
186. A la vérité, les conquérants obligent d'ordinaire, par force et l'épée à la main, ceux qu'ils ont subjugués, à subir les conditions qu'il leur plaît imposer, et à se soumettre au gouvernement qu'ils veulent établir. Mais la question est de savoir quel droit ils ont d'en user de la sorte. Si l'on dit que les gens subjugués se soumettent de leur propre consentement, alors on reconnaît que leur consentement est nécessaire, afin qu'un conquérant ait droit de les gouverner. Il ne reste qu'à considérer si des promesses extorquées, si des promesses arrachées de force et sans droit, peuvent être regardées comme un consentement, et jusqu'où elles obligent. je dis, sans crainte, qu'elles n'obligent en aucune façon, parce que nous conservons toujours notre droit sur ce qu'on nous arrache de force, et que ceux qui extorquent ainsi quelque chose, sont obligés de la restituer incessamment. Si un homme prend par force mon cheval, il est d'abord obligé de me le rendre; et j'ai toujours le droit de le reprendre, si je puis. Par la même raison, celui qui m'arrache de force une promesse, est tenu de me la rendre incessamment, c'est-à-dire, de m'en tenir quitte; ou je puis la reprendre moi-même et la rétracter, c'est-à-dire, qu'il m'est permis de la tenir ou de ne la pas tenir. En effet, les lois de la nature m'imposant des obligations, seulement par leurs règlements et par les choses qu'elles prescrivent, ne peuvent m'obliger à rien, par la violation de leurs propres
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