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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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inquiets en se disant, supposait Norah, qu’il avait bien fait
de ne pas laisser Sony derrière lui, de le soustraire à la
morose influence de leur mère qui avait transformé deux
aimables fillettes en petites nonnes boulottes, d’autant plus
qu’il n’avait toujours pas d’enfant et n’en aurait jamais de
la belle femme aux lèvres dédaigneuses, à l’œil un peu
exorbité qu’il avait épousée deux ou trois ans auparavant
et qui traînait dans la propriété les expressions lasses ou
contrariées d’une mélancolie intimidante, sans paroles.
    Quand Norah et sa sœur rentrèrent au bout de trois
semaines, elles étaient soulagées d’échapper à un mode de
vie que leur loyauté envers leur mère se devait de réprouver
(« Maman a des problèmes d’argent », avaient-elles trouvé
le courage de glisser à leur père en apprenant que Sony
était inscrit dans une prestigieuse école privée, à quoi il
avait répondu, soupirant : « Qui n’a pas de problème d’argent, mes pauvres petites ! ») et très affectées d’abandonner Sony.
    Planté sur le seuil de la maison, un pied en avant et vêtu,
cette fois, d’une tenue de basketteur complète, son ballon sous le bras, il leur avait dit au revoir en souriant avec
effort, immuablement gentil, soyeux, impénétrable et soumis bien qu’un frémissement agitât sa lèvre inférieure.
    Leur père était là aussi, élégant et droit, ses hanches
minces un peu déjetées, sous le couvert chiche du jeune
flamboyant.
    Il avait posé sa main sur l’épaule de Sony qui avait paru
alors se recroqueviller, tenter de se blottir en lui-même, et
Norah, très surprise, avait songé : Il a peur de notre père,
avantde monter dans la voiture conduite par Mansour
puis de rejeter cette pensée qui ne s’accordait pas avec ce
qu’elle avait vu pendant leur séjour.
    Car leur père, cet homme terrible, intraitable, s’était toujours montré avec Sony d’une grande prévenance.
    Il avait eu, même, quelques gestes tendres.
    Cependant Norah avait tenté de s’imaginer le désarroi
de son frère de cinq ans lorsqu’il s’était retrouvé sur cette
terre inconnue seul à l’hôtel avec leur père, ensuite dans
cette demeure louée en toute hâte et rapidement investie
par une nombreuse parentèle, et que la certitude avait dû
lui venir peu à peu que là commençait sa nouvelle existence et qu’il n’était plus question pour lui de vivre avec
sa mère et ses sœurs, dans ce petit appartement du douzième arrondissement qui avait constitué jusqu’alors tout
son univers.
    Elle plaignait Sony infiniment et ne l’enviait plus d’être
aimé de leur père et d’avoir un poney dans son jardin.
    Et leur vie à toutes trois, âpre et sombre, frugale et méritante, lui paraissait soudain libre et désirable à côté de la
vie de Sony, petit captif choyé.
    Leur mère, avide de nouvelles, accueillit le récit précautionneux que lui firent les deux sœurs de leurs observations dans un silence accablé.
    Puis elle fondit en larmes, répétant : Alors il est perdu
pour moi, perdu ! comme si l’éducation et l’aisance dont
profitait Sony allaient imposer entre elle et le garçon une
distance infranchissable, quand bien même elle eût réussi
à le revoir.
    C’est à cette période que le comportement de leur mère
se transforma.
    Ellequitta le salon de coiffure où elle peinait depuis une
vingtaine d’années et se mit à sortir le soir et bien qu’alors
ni Norah ni sa sœur n’en eussent jamais le soupçon elles
comprirent des années plus tard que leur mère avait dû travailler comme prostituée et que c’était là, malgré l’enjouement qu’elle affectait, la forme particulière que prenait sa
désolation.
    Norah et sa sœur retournèrent une fois ou deux en
vacances chez leur père.
    Jamais leur mère ne voulut plus rien savoir de ce qu’elles avaient vu là-bas.
    Elle s’était composé un visage dur et résolu, lissé au
fond de teint, une bouche au pli sarcastique, et s’était mise
à dire à tout propos, en fouettant l’air de sa main : Oh,
pour ce que ça m’intéresse !
    Ce nouveau visage, cette amère détermination lui permirent de rencontrer exactement le type d’homme qu’elle
recherchait et elle épousa ce directeur d’une succursale bancaire, lui aussi divorcé, qui était encore son mari
aujourd’hui, un homme sympathique et sans complication
aux revenus très

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