Trois femmes puissantes
mèche lui
retombait toujours sur le front, et ses belles paroles au ton
sérieux, ses promesses d’une vie confortable, cérébrale, en
tout élevée et attrayante, si elle avait abandonné quartier,
ville, pays (rouge, sèche, brûlant) pour se retrouver sans
travail (et il aurait dû savoir qu’on ne lui permettrait pas
ici d’enseigner la littérature, il aurait dû se renseigner et
le savoir et en tirer pour elle les conséquences) au fin fond
d’une tranquille province, traînant ses chevilles de plomb
dans une maison un peu meilleure que celle qu’elle avait
quittée mais qu’elle se refusait à gratifier d’une pensée,
d’un regard, d’un geste attentionné (quand il l’avait vue
balayer longuement et patiemment les deux pièces de l’appartementvétuste, aux murs vert d’eau, qu’elle partageait
à Colobane avec un oncle, une tante et plusieurs cousins,
si longuement, si patiemment !), n’était-ce pas de son fait
à lui, Rudy Descas, sinon sa faute, si elle semblait perdue
ou coincée dans les brumes d’un rêve éternel, d’un rêve
monocorde et glacial ?
Lui, avec son visage hâlé et la terrible force de persuasion de l’amour, et ses manières suaves et l’éclat inhabituel
là-bas de sa blondeur, le scintillement particulier…
— Tu ne veux pas savoir pourquoi je t’appelle ? lui
demanda-t-il enfin.
— Pas spécialement, dit-elle après un temps, sa voix
non plus empreinte de ce relâchement total et désabusé qui
avait ému Rudy mais, presque au contraire, raidie, sous
contrôle, métalliquement parfaite dans sa maîtrise de l’accent français.
— J’aimerais que tu me dises pourquoi on s’est disputés
ce matin, écoute, je ne sais plus d’où c’est parti, tout ça…
Le scintillement particulier, se rappelait-il dans le
silence qui suivit, un silence faiblement haletant comme
s’il appelait un très lointain pays aux communications sommaires et qu’il fallait à ses paroles toutes ces lentes secondes pour arriver mais ce n’était que le souffle inquiet de
Fanta cependant qu’elle réfléchissait à la meilleure façon
de lui répondre pour sauvegarder il ne savait, il n’osait
imaginer quels intérêts futurs (alors une bulle de colère lui
montait soudain à la tête, quel futur pouvait-elle concevoir
sans lui), oui, se rappelait-il laissant voguer son regard sur
les vignes vertes aux minuscules grains vert vif, sur les
chênes verts au-delà que les acquéreurs de la propriété, ces
Américains ou Australiens qui fascinaient et indisposaient
mamancar elle affirmait que le vignoble devait rester entre
les mains de Français, avaient fait élaguer avec une telle
sévérité que les arbres paraissaient humiliés, châtiés pour
avoir eu le front de pousser leur feuillage verni, serré, inaltérable jusqu’à dissimuler en partie la pierre alors grisâtre, maintenant blonde et fraîche, de ce qui n’était somme
toute qu’une grosse maison qu’on affublait ici du nom
respectueux de château, oui, se rappelait-il, le scintillement particulier là-bas de sa propre blondeur, de sa propre
fraîcheur…
— Je ne sais pas, fit la voix basse, froide de Fanta.
Mais il était convaincu qu’elle ne répondait que de la
manière la moins compromettante, que ce qui risquait le
moins de l’engager, elle, auprès de lui d’une quelconque
façon, fût-ce un simple échange de propos, était devenu le
critère unique de sa franchise.
Du reste, s’il voulait être honnête avec lui-même mais
est-ce qu’il le voulait vraiment, songeait-il les yeux de
nouveau levés vers la lointaine silhouette ensoleillée du
château qu’il devinait plus qu’il ne le voyait, le connaissant si bien qu’il en rêvait souvent, de ces rêves monocordes, sans chaleur et gris qu’il faisait régulièrement, avec
une précision de détails qu’il n’avait pu entendre, bien
qu’il n’en eût pas le souvenir, que de la bouche de maman
qui avait peut-être remplacé une journée ou deux la femme
de ménage (la bonne, car elle faisait tout, repas, service,
aspirateur, repassage) des anciens propriétaires, avec cette
habitude pénible et dégradante qu’avait maman de feindre le mépris pour ce qu’elle décrivait (les innombrables
pièces inutilisées et toutes meublées, la vaisselle fine, l’argenterie) alors que ses petits yeux aux coins tombants, ses
petitsyeux clairs rosâtres luisaient de passion frustrée — et
Weitere Kostenlose Bücher