Trois femmes puissantes
trop soigneusement le peu qu’elle disait pour que ce fût cela, une phrase
d’elle, qui provoquât sa colère — lui, Rudy, savait bien
qu’il s’enflammait devant l’indifférence même, si voulue,
si travaillée, de ce visage, et que plus il se fâchait, plus les
traits de Fanta se muraient et plus il s’engluait, lui, dans
la rage, jusqu’à jeter comme un crachat à cette face faussement impavide des mots qu’il regrettait avec désespoir,
bien que doutant ensuite, comme ce matin-là, de les avoir
réellement dits.
Comme c’était vain, pensait-il, car ne comprenait-elle
pas qu’il eût suffi de quelques mots de sa part, de quelques
mots innocents et communs mais énoncés avec la chaleur
nécessaire, pour qu’il redevînt le bon, le calme, le sympathique Rudy Descas, certes manquant de sens pratique
mais si énergique et curieux par ailleurs, qu’il était encore,
lui semblait-il, deux ou trois ans auparavant, ne le comprenait-elle pas…
Je t’aime, Rudy, ou Je n’ai jamais cessé de t’aimer, ou
peut-être, cela lui aurait également convenu, Je tiens à toi,
Rudy.
Il se sentit rougir, confus de ses propres pensées.
Elle comprenait fort bien.
Nulle supplique, nul éclat de fureur (mais les deux ne se
mêlaient-ils pas chez lui ?) ne la forcerait jamais à dire de
tels mots.
Il était convaincu que, rouée de coups, la figure écrasée
sur le dur carrelage, elle eût encore gardé le silence, ne
pouvant admettre de devoir le salut à un mensonge sentimental.
Àtravers le combiné il pouvait entendre les pas de
Fanta, un peu traînants, glissés, qui se dirigeaient vers la
porte, puis il perçut la voix haut perchée, anxieuse, de Pulmaire, suivie de celle murmurante de Fanta — pouvait-il, à
cette distance, discerner l’infinie lassitude qui pesait sur la
voix de sa femme ou bien n’était-ce qu’un effet de l’éloignement et de sa propre honte ?
Il entendit claquer la porte, de nouveau la lente progression des pieds nus de Fanta, cette démarche fatiguée,
recrue qu’elle avait maintenant dès son lever, comme si la
perspective d’une nouvelle journée dans cette maison dont
elle refusait obstinément de s’occuper (Pourquoi faut-il
que je fasse tout, ici ? s’écriait-il souvent avec exaspération) plombait ses fines chevilles à la peau sèche et lustrée,
ces mêmes chevilles qui allaient, rapides, infatigables, tout
juste lestées de ballerines ou de tennis poussiéreuses, dans
les ruelles de Colobane, en route vers le lycée où Rudy
l’avait vue pour la première fois.
Ces chevilles alors paraissaient ailées car comment
auraient-elles pu, si étroites, si raides, deux vaillants petits
bâtons bien droits recouverts d’écorce luisante, transporter
aussi vite et légèrement le long corps délié, dense, musclé
de la jeune Fanta, comment l’auraient-elles pu, s’était-il
demandé avec ravissement, sans le renfort de deux petites ailes invisibles, certainement les mêmes que celles qui
faisaient frémir doucement entre ses omoplates la peau de
Fanta, dans l’échancrure de son débardeur bleu ciel, alors
qu’il se tenait derrière elle à la cafétéria du lycée Mermoz,
attendant son tour dans la file des professeurs, et qu’il se
demandait, regardant sa nuque bien dégagée, ses épaules
sombres, solides et la peau fine palpitante…
—C’était la voisine, dit-elle laconiquement.
— Ah.
Et comme elle n’ajoutait rien, comme elle ne précisait
pas, sur le ton de triste sarcasme dont elle usait maintenant, pour quelle raison la Pulmaire était passée, il devina
que la vieille garce l’avait, d’une certaine façon, protégé,
en ne disant rien de son coup de fil, en inventant probablement quelque prétexte domestique, et il se sentit soulagé
mais aussi confus et dépité de cette complicité, en quelque
sorte dans le dos de Fanta, avec la Pulmaire.
Et il lui vint en réaction une profonde pitié pour Fanta
— car n’était-ce pas, non précisément sa faute, mais de son
fait à lui, si l’ambitieuse Fanta aux chevilles ailées ne volait
plus au-dessus de la boue rougeâtre des rues de Colobane,
certes impécunieuse encore et freinée dans ses aspirations
par mille entraves familiales mais se dirigeant malgré tout
vers le lycée où elle n’était rien moins que professeur de
littérature — de son fait à lui, avec sa figure amoureuse
et bronzée, ses cheveux blond pâle dont une
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