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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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ses propres yeux clairs limpides de nouveau levés vers les
contours du château comme si de là-haut, de cette grosse
maison monotone et sans chaleur et non plus grise mais…,
devait lui être envoyée quelque réponse éclatante, définitive, mais qu’avait-il à apprendre sinon que cette propriété
ne serait jamais la sienne, jamais celle de Fanta ni de Djibril, alors s’il voulait être honnête avec lui-même…
    — À propos, dit-il, si j’allais chercher Djibril à l’école
ce soir ?
    — Si tu veux, dit-elle laissant percer dans sa voix neutre
et froide une pointe d’inquiétude qui aussitôt l’agaça.
    — Il y a un sacré bout de temps que je ne suis pas allé
le chercher, non ? Il sera content d’éviter le car pour une
fois.
    — Oh, je ne sais pas (prudente sa voix, corsetée par
l’appréhension et la stratégie mêlées). Mais si tu veux.
Sois bien à l’heure sinon il sera déjà monté dans le car
quand tu arriveras.
    — Oui, oui…
    Honnête avec lui-même, ou s’il avait du moins vraiment
désiré l’être, il devait reconnaître qu’il n’aurait pas cru à
la sincérité de Fanta bien qu’il eût soudain perçu dans le
ton de celle-ci l’accent sincère et loyal d’autrefois, de la
jeune femme au pas ailé mais aux aspirations ferventes,
précises et dont l’intelligente volonté l’avait déjà menée du
petit étal de cacahouètes en sachets qu’elle dressait chaque jour, fillette, dans une rue de Colobane, aux salles de
classe du lycée Mermoz où elle enseignait la littérature et
préparait au bac des enfants de diplomates et des enfants
d’entrepreneurs fortunés, et cette femme longue et droite,
auxcheveux coupés au ras de son crâne bombé, l’avait
regardé avec une insistance pleine de liberté et de désinvolture quand il avait effleuré du bout d’un doigt la fine
peau palpitante de son dos, cédant à une impulsion dont il
n’était pas coutumier, qu’il n’avait même jamais…
    — Fanta, souffla-t-il, ça va ?
    — Oui, dit-elle, circonspecte, mécanique.
    Et c’était faux, il le savait, il le sentait.
    Il ne pouvait plus rien croire de ce qu’elle disait.
    Il s’entêtait pourtant à lui poser des questions qui exigeaient à ses yeux des réponses intègres, des questions
d’ordre intime ou même sentimental, comme si la fréquence tenace de ces interrogations pouvait un jour lasser
la vigilance de Fanta, le soin qu’elle portait maintenant à
ne rien dévoiler.
    — Je vais emmener Djibril dormir chez maman, dit-il
brusquement.
    — Oh non, laissa-t-elle échapper dans une plainte, presque un sanglot qui lui pinça douloureusement le cœur, lui,
Rudy, responsable d’une telle affliction, mais que pouvait-il faire ?
    Devait-il priver maman de son unique petit-fils au motif
que Fanta répugnait à se séparer de l’enfant ?
    Que pouvait-il faire ?
    — Il y a longtemps qu’elle ne l’a pas eu un peu avec
elle, dit-il sur un ton réconfortant et complaisant dont
l’écho lui parut si fourbe dans l’écouteur qu’il écarta, gêné,
le combiné de son oreille, comme si un autre eût parlé à sa
place et qu’il eût été honteux pour cet autre qui dissimulait
si mal son hypocrisie.
    — Elle n’aime pas Djibril, jeta alors Fanta.
    —Pourquoi ? Tu n’y es pas du tout, elle l’adore.
    Il parlait fort et gaiement à présent bien qu’il se sentît
rien moins que fort et gai, rien moins que frais et dispos
au sortir de ce rêve mélancolique et blessant et cafardeux
(mais curieusement non dénué d’une infime espérance)
à quoi ressemblait maintenant toute conversation avec
Fanta.
    Les ombres sonores, caquetantes de leurs discussions
enjouées d’autrefois erraient autour d’eux.
    Il pouvait entendre leurs obscurs piaillements et il en
ressentait une nostalgie toute pareille, se disait-il le crâne
brûlant, les cheveux collés à son front dans la touffeur de
la cabine, à celle qu’il aurait éprouvée en entendant par
hasard l’enregistrement des voix d’amis morts, de vieux,
tendres et très chers amis.
    Ô dieu de maman, bon petit père qui avez tant fait pour
elle si on en croit maman, faites que Fanta…
    Mais s’il n’avait jamais prêté qu’une attention très distraite aux enthousiasmes dévots de maman, saluant ses
assertions, ses signes de croix prudents, ses marmottements de conjuration, d’un immuable demi-sourire ironique et agacé, il avait retenu

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