Trois femmes puissantes
aigrelette des petites
feuilles satinées dont chacune serait à lui, Rudy Descas
— mais il n’aurait jamais, lui, ratiboisé ces pauvres vieux
arbres comme avaient osé le faire ces Américains ou ces
Australiens qui avaient l’outrecuidance, selon maman, de
se sentir assez Français pour se croire capables de produire
le même excellent vin que…
La pensée de maman, de sa figure amère et blanche,
éteignit son plaisir.
Il fut tenté de rentrer dans la cabine, de rappeler Fanta,
non pour vérifier qu’elle était bien à la maison (encore que,
songea-t-il dans le même temps, soudain inquiet et mal à
l’aise), mais pour lui promettre que tout allait s’arranger.
Là, dans la chaleur emplie de l’odeur des chênes verts,
l’amour et la pitié l’exaltaient.
Tout s’arrangerait ?
Sur la foi de cette vision de lui-même poussant les volets
de leur chambre, au premier étage du château ?
Qu’importait, il aurait voulu lui parler, lui insuffler cette
confiance dont il se sentait gonflé à cet instant, comme si,
pour une fois, la réalité de l’existence coïncidait exactement, ou était sur le point de le faire, avec ses rêveries.
Ilesquissa un pas en arrière vers la cabine téléphonique.
La perspective de retrouver l’habitacle étouffant de la
Nevada, avec sa vague puanteur de chien (il lui semblait
parfois que le précédent propriétaire de la voiture avait utilisé celle-ci comme niche pour son animal dont une quantité de poils restaient pris dans la feutrine des sièges), le
désolait.
Il renonça pourtant à rappeler Fanta.
Il n’en avait plus le temps, n’est-ce pas ?
Et si, une fois encore, elle ne répondait pas, quelles
conclusions devrait-il en tirer et où cela le mènerait-il ?
Et puis, il n’avait vraiment plus le temps.
Mais elle ne fuirait pas la maison sans prendre Djibril
avec elle et l’enfant, pas vrai, était hors de sa portée pour
le moment ?
Il se maudissait de combiner ainsi.
Il lui prenait presque l’envie alors de défendre Fanta
contre lui-même et ses méchants calculs.
Oh, que pouvait-il faire puisqu’il l’aimait ?
Que puis-je faire d’autre, mon Dieu, brave petit père,
bon et brave petit dieu de maman ?
Il était convaincu que la frêle, si frêle et instable armature de son existence ne tenait à peu près debout que parce
que Fanta, malgré tout, était là, et qu’elle fût là davantage
comme une poulette aux ailes rognées pour que la moindre clôture lui soit infranchissable, que comme l’être
humain indépendant et crâne qu’il avait rencontré au lycée
Mermoz, il en supportait l’idée, avec grande difficulté et
grande honte, uniquement parce que cette triste situation
était provisoire à ses yeux.
Iln’y avait pas que le manque d’argent — ou si ?
Dans quelle mesure ses mille euros de salaire le rendaient-ils moins séduisant qu’un Manille ?
Oui, oui (tout seul sous le soleil de dix heures, près du
capot bouillant de sa voiture, il haussait les épaules, impatienté), dans une large mesure certainement, mais il lui
manquait surtout la foi en ses propres talents, en sa chance,
en l’éternité de sa jeunesse, qui moirait autrefois son œil
clair et bleu comme celui de maman, qui lui faisait remonter d’une main lente, à la fois caressante et indifférente, la
mèche de cheveux pâles sur son front, qui…
Tout cela qu’il avait perdu bien qu’il ne fût pas vieux
encore, qu’il fût même, selon les critères contemporains,
presque encore jeune, tout cela qu’il n’avait plus depuis
son retour en France et qui avait dû jouer le rôle essentiel
dans l’amour que Fanta avait eu pour lui.
S’il pouvait seulement, se disait-il, émerger de ce rêve
dur et chagrin, pénible et avilissant, pour retrouver, quitte
à passer encore de songe en songe, celui où, tous deux baignés d’un éclat doré, Fanta et lui marchaient ensemble dans
les rues de Colobane, leurs bras nus se frôlant à chaque
pas, lui, Rudy, grand et hâlé, discourant de sa voix forte
et gaie, tâchant déjà, bien qu’il ne le sût pas, de la prendre
dans les rets de ses paroles tendres, flatteuses, ensorceleuses, cette jeune femme à la petite tête rase, au regard droit
et discrètement ironique, qui s’était hissée jusqu’au lycée
Mermoz où elle enseignait la littérature française à des
enfants d’entrepreneurs prospères, à des enfants de diplomates ou de
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