Trois femmes puissantes
presque malgré lui, à force
de l’entendre, que la rectitude morale d’une prière est la
condition essentielle, sinon suffisante, de son accomplissement.
Où était-elle, l’honnêteté, dans ce qu’il demandait ?
Bon petit dieu de maman, père compatissant, je vous en
supplie…
Où était-elle, son honnêteté, dès lors qu’il savait (ou
un second Rudy en lui savait, un Rudy plus jeune et plus
sévère, plus scrupuleux, un Rudy non encore gâté par les
déboireset l’incompréhension, par l’apitoiement et la
nécessité de bricoler pour soi-même bonnes raisons et pauvres excuses) — où était-elle, la vérité de son âme, dès lors
qu’il savait que ce n’était pas de maman qu’il se souciait
en déclarant qu’il lui confierait Djibril pour la nuit, que
ce n’était nullement du plaisir ou du bonheur de maman
qu’il prenait soin mais uniquement de sa propre tranquillité d’esprit, en empêchant ainsi Fanta…
Car, n’est-ce pas, elle ne s’enfuirait jamais en laissant le
garçon derrière elle — ou si ?
Il ne pouvait en juger que par ce qu’elle avait déjà fait
mais si, la première fois, elle avait emmené Djibril, était-ce
parce que Manille lui avait demandé de le faire ?
Mais pourquoi Manille aurait-il voulu s’encombrer
de l’enfant s’il y avait eu une possibilité pour que Fanta
l’abandonnât à son père ?
Non, non, elle ne partirait pas sans Djibril, d’ailleurs
l’enfant avait peur de Rudy et Rudy aussi, en un sens, avait
peur de l’enfant, car l’enfant, son propre fils, ne l’aimait
pas, même si, en son jeune cœur, il l’ignorait, et il n’aimait
pas sa maison, la maison de son père…
Une nouvelle vague de colère se formait en lui, prête à
noyer sa raison, il aurait voulu crier dans le combiné : Je
ne te pardonnerai jamais ce que tu m’as fait !
Il aurait pu crier aussi bien : Je t’aime tant, je n’aime
que toi dans cette vie, tout doit redevenir comme avant !
— Bon, à ce soir, dit-il.
Il raccrocha, exténué, abattu, presque sonné comme
si, émergeant d’un long rêve mélancolique, blessant, il
lui fallait adapter sa conscience à la réalité environnante,
elle-même n’étant parfois pour lui, pensait-il, qu’un interminablerêve immobile et froid, et il lui semblait passer
d’un songe à l’autre sans trouver jamais l’issue de l’éveil
qu’il se représentait modestement comme une mise en
ordre, une claire organisation des éléments disloqués de
son existence.
Il sortit de la cabine.
C’était, déjà, l’heure torride de la matinée.
Un coup d’œil machinal à sa montre lui confirma qu’il
allait être en retard plus qu’il ne l’avait jamais été.
Quelle importance, se dit-il, contrarié de se sentir pourtant légèrement inquiet à l’idée de se retrouver face à
Manille.
Si Manille avait pu n’éprouver pour lui, Rudy Descas,
nulle ombre de compassion, uniquement de l’irritation et
de l’impatience, tout aurait été plus simple.
Lui-même, Rudy, n’aurait-il pas dû haïr Manille ?
N’était-il pas regrettable et indigne que ce qu’il lisait
dans les yeux de son patron de charitable et de miséricordieux ainsi que, malgré tout, mais si imperceptiblement,
d’arrogant, l’empêchât de ressentir la haine qu’un homme
normal aurait formée en son cœur, se disait-il, envers celui
qui…
Il secouait doucement la tête, encore éberlué quoique
toute l’histoire remontât à deux ans maintenant. Ou la
vindicte qu’un homme normal aurait formée en son coeur
— oh, mais il savait qu’il n’était pas là, chez Manille, à
attendre son heure, qu’il ne guettait pas du tout l’instant
d’abattre enfin sur Manille un bras vengeur, et Manille le
savait parfaitement de son côté, de sorte qu’il ne craignait
pas Rudy, qu’il ne l’avait jamais craint.
Était-ce bien, cela ? se demandait Rudy.
Était-ceadmirable ou vil, comment le savoir ?
Il secouait doucement la tête, perplexe, dans la chaleur
dense, l’air immobile, parfumé.
Il croyait sentir les chênes verts au loin.
Sans doute n’était-ce que le souvenir de l’odeur aigrelette des petites feuilles satinées, cependant il croyait pouvoir les sentir en inspirant avec délicatesse et il en était
réconforté et presque heureux à s’imaginer là-bas, au château, ouvrant ses volets sur un matin limpide et humant
l’odeur de ses chênes verts, l’odeur
Weitere Kostenlose Bücher