Trois femmes puissantes
que je vous ai demandé !
La Pulmaire raccrocha aussitôt, sans un mot, sans un
soupir.
Il appuya sur la fourche du téléphone, deux ou trois fois
brutalement, puis composa de nouveau le numéro de chez
lui.
Il avait appris à penser ainsi maintenant, même si cela le
contrariait et le blessait toujours autant, mais il accordait
son expression à l’évidente volonté de Fanta, manifestée
par toute son attitude, de ne plus considérer comme chez
eux mais uniquement comme chez lui leur pauvre maison branlante, et non pour cette raison, il le savait, non à
cause de l’irrémédiable disgrâce de la maison dont Fanta,
il le savait, au fond n’avait que faire, mais parce qu’il avait
choisi cette maison et qu’il l’avait nommée et qu’il l’avait,
en quelque sorte, inventée.
Cettebâtisse, avait-il décidé, abriterait leur bonheur.
À présent, emmenant l’enfant avec elle, le petit Djibril
de sept ans avec qui jamais Rudy n’avait été très à l’aise
(car il comprenait, sans pouvoir rien y changer, qu’il
effrayait le petit garçon ?), Fanta se retirait de la maison.
Elle y était, elle n’avait d’autre solution que d’y être
— mais, se disait Rudy, elle battait froid à la maison, elle
refusait de donner affection et soins à la maison de son
mari, d’envelopper de son souci inquiet, maternel, la misérable maison de son mari.
Et, à son exemple, l’enfant habitait la maison en petit
esprit indécis, effleurant le carrelage de ses pieds légers,
semblant même parfois flotter au-dessus du sol comme s’il
redoutait le contact avec la maison de son père, pareillement, songeait Rudy, qu’il se tenait prudemment à l’écart
de son père lui-même.
Oh, se dit-il dans un éblouissement de douleur et toute
colère disparue tandis que la sonnerie vibrait dans son
oreille et qu’au-delà de la paroi de verre les vignes et les
chênes et les petits nuages enfantins reprenaient vie au
vent infime, que leur était-il donc arrivé à tous les trois
pour que sa femme et son fils, les seuls êtres qu’il aimât
dans ce monde (car il n’avait pour maman qu’une tendresse vague, formelle, sans conséquence), le regardent
comme leur ennemi ?
— Oui ? fit alors la voix de Fanta si peu timbrée, si
maussade qu’il crut presque d’abord avoir par erreur rappelé la Pulmaire.
Il en fut saisi puis sa gorge se serra.
Voilà donc comme Fanta parlait quand elle était seule à
la maison et qu’elle ne croyait pas s’adresser à lui, auquel
cassa voix s’emplissait de rancœur et d’une dureté qui la
faisait frémir — voilà donc comme parlait Fanta quand
elle était elle-même, sans lien avec lui — et avec quelle
tristesse, quel morne désespoir, quelle mélancolique réapparition de son accent.
Car, d’aussi loin qu’il se souvienne, elle s’efforçait toujours, cet accent pour lui charmant, de le masquer, et bien
qu’il n’approuvât pas tout à fait cette volonté de paraître ne
venir de nulle part et qu’il la trouvât même un peu absurde
(puisque son visage était si manifestement celui d’une
étrangère), il l’avait toujours associée à l’énergie de Fanta,
à sa vitalité supérieure à la sienne, elle qui avait lutté si
bravement depuis l’enfance pour devenir un être instruit
et cultivé, pour sortir de l’interminable réalité, si froide, si
monotone, de l’indigence.
N’était-ce pas cruellement ironique que ce fût lui,
Rudy, qui l’ait replongée dans ce qu’elle avait réussi, seule
et brave, à quitter, alors qu’il aurait dû la sauver de tout
cela mieux encore et l’aider à parachever sa victoire sur
le malheur d’être née dans le quartier de Colobane, alors
qu’il aurait dû, non pas l’enterrer vivante et belle et jeune
encore, si seule et si brave, au fin fond de…
— C’est moi, Rudy.
— Attends une seconde, on a sonné — sa voix un peu
moins morose à présent qu’elle savait à qui elle parlait,
comme automatiquement retendue par un réflexe de vigilance, de suspicion visant à ne laisser échapper nul mot
qu’il pourrait utiliser à charge contre elle lors de la dispute suivante, quoique, à vrai dire, songeait-il, Fanta ne se
disputât jamais, se contentant d’opposer à ses attaques le
rempart d’un mutisme opiniâtre, d’un visage lointain et
légèrementboudeur, lèvres gonflées, menton alourdi, et
lui, Rudy, il savait bien qu’elle surveillait
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