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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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d’inertie ?
    Le sale boulot de défendre maman, personne d’autre
que lui ne pouvait le faire, personne d’autre ne…
    — Tu dois te calmer, Rudy. On n’a pas attaqué ta mère,
disait la voix de Cathie, pleine de reproches et de déception.
    — Oui, oui.
    Il marmottait, incapable de se détacher de sa douleur
physique, absorbé en elle au point qu’il en avait le souffle
court.
    Il lui semblait que la douleur s’était incarnée en lumière,
celle du chemisier rose de Cathie, et qu’il baignerait le
reste de sa vie dans cette atroce incandescence.
    — Tu dois te calmer, Rudy, disait-elle encore, obstinée
et monocorde.
    Et il répéta, à peine audible :
    — Oui, oui.
    — Si tu ne te calmes pas, Rudy, tu vas avoir de sérieux
ennuis. M. Manille commence à en avoir marre, tu sais, et
nous aussi. Tu dois te calmer et travailler.
    —Mais qui a griffonné sur le dessin de ma mère ? souffla-t-il. C’est tellement… méchant !
    Il entendit s’ouvrir la porte vitrée et, quelques secondes
plus tard, Manille était là, devant lui, les poings appuyés
sur le bureau de Rudy comme s’il se retenait de lui bondir
au visage, et cependant l’expression toute professionnelle
de son regard était aimable et presque caressante encore
que vaguement lasse.
    Et Rudy sentit se glisser entre eux, aussi palpable qu’un
fin rideau de pluie, leur gêne commune, mélange de honte
et de rancœur également partagées, lui semblait-il, entre
Manille et lui qui avait l’avantage d’avoir encore Fanta à
ses côtés alors que Manille l’avait perdue.
    Mais il percevait également, depuis peu, quelque chose
qui l’embarrassait à peine moins, de plus doux cependant,
une singulière et indicible communion née de la conscience
d’avoir aimé dans le même temps la même femme.
    Il vit les yeux de Manille se poser sur le dessin de
     maman.
    — Tu as vu ça ? dit Rudy sur un ton fébrile, aigu, dont
l’écho à ses propres oreilles lui fit horreur.
    Entendant cette acrimonieuse voix de tête, Manille ne
se demandait-il pas avec incrédulité comment il se pouvait que Fanta lui eût finalement préféré cet homme étroit
et dégingandé, aigre et souffrant, comment il se pouvait
qu’elle lui fût revenue, à ce Rudy Descas qui avait depuis
longtemps perdu tout honneur ?
    Certes, songeait Rudy, voilà exactement ce qu’il penserait, lui, s’il était dans la peau de Manille.
    Pourquoi Fanta lui était-elle revenue, morne, désespérée, comme si, captive d’un rêve implacable et sans issue,
elles’était vu imposer l’aberrante responsabilité de laisser
filer sa vie dans une maison qu’elle n’aimait pas, auprès
d’un homme qu’elle fuyait et qui, depuis le début, la trompait sur ce qu’il était réellement en se faisant passer pour
un homme intègre et clément alors qu’il avait permis au
mensonge de loger en son cœur ?
    Pourquoi, vraiment, n’était-elle pas restée auprès de
Manille ?
    Celui-ci eut un geste dédaigneux vers le paquet de brochures, voulant signifier que ce qu’il voyait n’avait aucune
importance.
    — J’aimerais bien savoir qui a joué ce sale tour à ma
mère, dit Rudy un peu haletant.
    — Ce n’est pas bien grave, dit Manille.
    Son haleine sentait le café.
    Rudy songea alors que rien ne lui ferait plus plaisir, à
cet instant, qu’un petit café serré et sucré.
    Il se tortillait sur sa chaise, trouvant peu à peu un rythme
qui, sans effacer la douleur, la compensait par le soulagement simultané d’un grattement bien cadencé.
    — Ce ne serait pas toi, par hasard ? lança-t-il au moment
où Manille s’apprêtait à reprendre la parole.
    — S’il y a quelqu’un dont je ne me moquerai jamais,
c’est bien ta mère, murmura Manille.
    Un sourire étira ses lèvres.
    Il ôta ses poings du bureau, crocha ses deux pouces à sa
ceinture, fine lanière de cuir noir semée de clous d’argent
qui semblait à Rudy la quintessence de la classe à la fois
mâle et bridée de Manille.
    — Tu ne t’en souviens sans doute pas, dit Manille d’une
voix assez basse pour n’être perçue que de Rudy, tu étais
troppetit à l’époque mais, moi, je te revois très bien. Tes
parents et les miens étaient voisins, on habitait à la campagne, loin de tout, et le mercredi mes parents me laissaient
seul pour aller travailler et ils demandaient à ta mère de
passer de temps en temps pour vérifier que tout allait bien
pour

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