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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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d’un ange adulte
assis à table parmi les membres d’une famille extatique, le
sourire pervers, malin de l’ange.
    Ils sont parmi nous.
    Voilà le genre de niaiseries qui évitaient à maman de se
noyer dans la mélancolie et les antidépresseurs, qui véritablement la sauvaient.
    Qu’une insignifiante petite bonne femme comme Cathie
osât suggérer, avec l’air de vouloir l’aider lui, qu’il devrait
priver maman du plaisir de porter ses brochures chez
Manille, il en était ulcéré.
    Que savait-elle de la malheureuse vie de maman ?
    —Hé, dis donc, est-ce que Manille voudrait que ma
mère ne vienne plus ici ? lui demanda-t-il brusquement.
    Il la regardait, ébloui par l’absurde intensité de son chemisier rose, et il faisait un tel effort pour garder les yeux
fixés sur son visage, pour entraver leur penchant à vouloir
toujours s’aventurer par-delà le crâne de Cathie, qu’il en
éprouva un violent mal de tête.
    Cependant mille piqûres d’épingle lui vrillaient l’anus.
    — Pas du tout, dit Cathie, je ne sais même pas s’il a
remarqué que ta mère était passée.
    Elle lui souriait, étonnée qu’il pût avoir un tel soupçon.
    Oh non, songeait-il effondré, voilà que ça recommence.
    Il décolla faiblement ses fesses de la chaise, s’assit tout
au bord en équilibre de façon que seul le haut de ses cuisses restât en contact avec le siège.
    Mais le très léger soulagement espéré ne se fit pas sentir.
    Il entendit encore, à travers la brume de douleur qui
l’enveloppait soudain, la voix assourdie de Cathie.
    — Ce n’est pas le genre de Manille, non ?
    Il ne se rappelait plus ce qu’il lui avait dit ou demandé
— ah, maman, pas le genre de Manille de manifester la
moindre dureté, d’essayer de chasser cette femme ridicule
qui croyait vraiment, avec ses tracts rédigés et imprimés
dans son salon au prix d’une part non négligeable de sa
petite retraite, convaincre des vendeurs de cuisines de la
présence des anges autour d’eux.
    Tout au plus devait-il…
    Cette démangeaison familière, qui l’avait attaqué par
surprise, il commençait à la dompter en esprit.
    Il rassemblait les vieux mécanismes de défense, peu
utilisés depuis longtemps car ce problème l’avait laissé en
paixpendant plusieurs mois, dont le plus immédiat consistait à diriger ses pensées vers des sujets sans rapport aucun
avec son propre corps, pas plus qu’avec le moindre corps
réel, de sorte que, tout naturellement, il se prit à songer
avec intensité aux anges de maman et que ses doigts ramenèrent vers lui le paquet de brochures.
    Que répondrait maman à la question de savoir si les
anges souffraient parfois d’hémorroïdes ?
    Ne serait-elle pas heureuse et flattée de le voir considérer avec une apparence de sérieux, de l’entendre seulement
aborder…
    Arrête, arrête, se dit-il saisi de panique. Ce n’était pas là
du tout ce sur quoi il devait se concentrer.
    La douleur revenait, plus pressante, exaspérante.
    Il avait une envie atroce de se gratter, non, de racler et
d’arracher cette chair aiguillonnée, brûlante.
    Il se frotta sur le rebord de la chaise.
    D’un doigt tremblant, il mit en route son ordinateur.
    Puis il regarda de nouveau le dessin de l’ange, cette
maladroite figure, ce décor si naïf tracés par maman, et
soudain il discerna sans erreur possible ce que ses yeux
s’étaient contentés d’effleurer tout à l’heure sans l’interpréter.
    Déjà, comme il l’avait vaguement ressenti, les trois
membres de la petite famille attablée ressemblaient à Djibril, Fanta et Rudy, et seule la médiocrité du trait de crayon
les protégeait un peu du risque d’être reconnus, mais en
outre quelqu’un avait ensuite affublé l’ange d’un sexe
vigoureux, clairement visible sous la table, et qui paraissait sortir d’une poche ménagée tout exprès dans la longue
robe blanche.
    Rudyfeuilleta le paquet de brochures.
    L’ange n’avait été ridiculisé que sur le premier prospectus.
    Il retourna le paquet, le repoussa vers un coin de son
     bureau.
    À présent, déboussolé, il ne contrôlait plus rien.
    L’obsédante souffrance des démangeaisons irradiait tout
son être depuis ce point central comme si, pensait-il, son
cerveau même était là, envoyant ses ordres, communiquant
sa volonté qui était que Rudy dût souffrir.
    Il jeta un coup d’œil vers Cathie.
    Au même instant elle leva les yeux et

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