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Trois femmes puissantes

Trois femmes puissantes

Titel: Trois femmes puissantes Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marie NDiaye
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moi, alors ta mère venait comme convenu et elle me
voyait tout triste et solitaire, alors elle me ramenait chez
vous et elle me donnait un gros goûter et je passais un
sacré bon après-midi. Malheureusement ça s’est terminé
avec votre départ pour l’Afrique. Il n’empêche que je me
souviens toujours de ces bons moments quand je rencontre
ta mère, alors, même dans son dos, je ne ferai jamais rien
qui risque de la blesser, jamais.
    — Je vois, dit Rudy.
    Et il affectait un ton ricaneur mais il se sentait brusquement presque aussi jaloux, perdu et malheureux qu’il
l’avait été lorsque, tout juste âgé de trois ou quatre ans,
il avait vu chaque mercredi revenir maman avec ce garçon plus vieux, dont il ne savait rien, dont il avait ignoré
jusqu’à présent qu’il s’était agi de Manille, et qu’il avait
dû supporter l’ombre gigantesque du garçon au-dessus de
lui, avec ses jambes dorées sortant d’un short comme deux
piliers qui lui barraient le chemin vers maman — ainsi
c’était lui, c’était Manille !
    Il ne revoyait pas les traits du garçon, seulement ces
deux fortes jambes à hauteur de sa figure à lui, Rudy, et
entre lesquelles le visage de maman ne lui apparaissait
qu’à peine.
    Pourquoi, alors, lui avait-il toujours semblé que l’atmosphère de la maison se modifiait avec l’entrée du garçon,
qu’elle devenait à la fois chargée et pétillante et qu’une
secrèteexcitation accélérait les gestes et le débit de maman
quand elle proposait, comme sous le coup d’une inspiration, de préparer des crêpes pour le goûter, pourquoi lui
avait-il toujours semblé que ce garçon aux jambes solides,
à la voix basse, tirait maman d’un ennui que la simple présence de Rudy ne parvenait pas à rompre, accentuait et
grandissait peut-être même ?
    À Rudy on ne pouvait se soustraire et Rudy était parfois
un véritable crampon, tandis que le petit voisin de neuf
ou dix ans, qui ne demandait rien, maman le sauvait, sans
remarquer que Rudy avait constamment devant les yeux
les jambes fermes du garçon et que ces jambes faisaient
en sorte de se déplacer toujours en même temps que Rudy
pour l’empêcher d’atteindre maman.
    Oh, c’était lui, c’était Manille !
    Rudy, affreusement déconcerté, s’agitait de plus en plus
sur sa chaise.
    Le soleil le frappait en pleine figure à travers la vitre,
toujours teinté de ce chatoiement rose que propageait le
chemisier de Cathie.
    Il avait chaud, terriblement chaud.
    Il lui sembla que Manille le regardait avec inquiétude.
    N’était-ce pas extraordinaire que maman ne lui eût
jamais rappelé cette époque où un grand garçon implacable et discret emplissait la cuisine de sa présence fatidique
le mercredi après-midi et qu’elle ne lui eût pas dit que ce
garçon, c’était Manille ?
    Tous les deux, maman et Manille, avaient partagé ce
souvenir secret, dans le dos de Rudy — et dans quel but,
bon Dieu ?
    Manille était en train de lui parler.
    Qu’ilreprésentât exactement le genre de fils que maman
aurait aimé avoir, Rudy n’en doutait pas, cependant étaitce une raison pour…
    Bon, quelle importance, après tout.
    Il s’efforça de comprendre ce que lui disait Manille de
sa voix sourde et veloutée mais un violent sentiment d’injustice lui étreignait le cœur à la pensée qu’il avait toujours
protégé maman et que celle-ci, de son côté…
    Comme il avait chaud !
    Manille s’était placé de telle sorte qu’il se trouvait, lui,
dans l’ombre et que le soleil éblouissait Rudy.
    Il prit alors conscience qu’il se frottait désespérément
sur son siège et que celui-ci maintenant grinçait, ce qui faisait se retourner vers lui ses collègues du fond de la salle.
    Que lui disait donc Manille à propos de cette cliente,
Mme Menotti ?
    Sans qu’il comprît exactement pourquoi, le nom de cette
femme provoquait en lui un malaise rehaussé d’effroi,
comme s’il savait lui avoir manqué tout en étant incapable
de deviner de quelle façon.
    Il avait cru en avoir fini avec Menotti et sa cuisine prétentieuse, dont il avait suivi la réalisation depuis le début,
ayant lui-même ébauché les croquis, l’ayant aidée à choisir
la couleur du bois, ayant longuement réfléchi avec elle à la
forme de la hotte, et lorsqu’il lui était arrivé de se demander pour quelle raison Manille avait confié à ses mains si
peu douées le chantier complet

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