Tu montreras ma tête au peuple
J’ai pesé le pour
et le contre, et refusé de tenir compte du contre. Je
dois conclure et c’est encore à Charlotte que je pense.
Après que la lame du couperet se fut abattue sursa nuque, un aide-charpentier fanatique de Marat
empoigna la tête dans le panier, la brandit devant la
foule encore excitée et, outrage suprême, la souffleta
trois fois. Un frisson d’horreur parcourut la place de la
Révolution et, au lieu des applaudissements attendus,
ce ne furent que des murmures d’indignation. Comme
des milliers d’autres qui avaient assisté à l’effroyable
spectacle ce jour-là, je peux le jurer sur l’honneur de
feu la République de Mayence occupée par la Prusse et
l’Autriche, sur les marches de l’échafaud que je grimperai comme on grimpe les degrés d’une apothéose,
sur ma tête qui tombera bientôt dans le panier du
bourreau et sur celles des exécuteurs, mes frères, que
j’embrasserai tout à l’heure car en remplissant leur
office ils m’enverront rejoindre celle pour qui j’ai
choisi d’être là aujourd’hui : son beau visage offensé
dont les yeux n’étaient qu’à demi clos devint pourpre ;
elle avait rougi.
ADAM LUX ,
Député extr. de Mayence
TU MONTRERAS MA TÊTE AU PEUPLE
Paris baigne dans une douce lumière de printemps.
Des milliers de filles se fardent avant d’aller faire le
trottoir. Les lavandières battent leur lessive. Les moutons paissent au rond-point des Champs-Élysées. Ce
16 germinal de l’an II est un jour comme les autres.
Sauf pour moi, dont c’est le dernier.
Quand Sanson et ses aides sont venus nous faire
la toilette , je me suis laissé tomber sur une chaise, j’ai
arraché le col de ma chemise et je leur ai présenté ma
nuque dénudée. Ils ont enlevé une mèche, une seule.
Puis ils sont passés à Philippeaux, à Hérault, à Lacroix.
Camille, recroquevillé, pleurait en silence. Des larmes
pour Lucile, sa femme, et pour leur fils Horace. Quand
son tour est venu, il s’est rué sur les aides du bourreau.
« Pourquoi s’en prendre à ces valets de la guillotine ?
lui ai-je demandé. Ils ne font que leur métier. » Ils parvinrent à le maîtriser, élaguant ses cheveux pendant
que des larmes de colère ruisselaient sur ses joues. Oh,
il n’était pas le seul à pleurer ! Chabot pleurait dans les
bras de Bazire ; Emmanuel Frey dans ceux de son frèreJunius ; Fabre pleurait sa pièce de théâtre. J’écoutais la
rumeur de la foule immense, pressée contre la grille
du palais. Elle voulait me voir une dernière fois, moi,
Danton, le tribun, l’homme du peuple, que la lame de
la Veuve frapperait dans moins d’une heure. On est
sorti chacun notre tour, escorté par deux gendarmes.
Trois charrettes peintes de rouge, attelées par deux
chevaux, nous attendaient dans la cour du Mai. Je suis
monté dans la première. Et me voilà debout au premier rang, Hérault à mes côtés, Fabre, Camille et
Philippeaux derrière. Seul Chabot est assis. Le charretier, notre Charon, reçoit l’ordre d’y aller. La voiture
s’ébranle. La mort nous attend.
*
On quitte l’île de la Cité par le Pont-au-Change.
Sur le fleuve, les barques s’arrêtent. Quelques hommes
se découvrent. D’autres se signent. Certains, le regard
torve, observent la scène avec délectation. La plupart
ne montrent ni joie ni horreur. Seulement de l’indifférence. On tourne à gauche, quai de la Mégisserie. C’est
tout près d’ici, au café du Parnasse, que j’ai rencontré
Gabrielle. Elle n’était que la fille du père Charpentier,
contrôleur des fermes et propriétaire de l’établissement ; elle est devenue ma femme. J’étais en Belgique
avec Camus et Lacroix quand j’appris la terrible nouvelle : elle était malade, très malade, et il ne lui restait
plus que quelques jours à vivre. Fiévreux, tourmenté, je
revins à Paris en toute hâte. Trop tard : elle était déjà
morte, sous terre depuis plusieurs jours. Je revois lespleurs de Louise, de Lucile, l’armoire de Gabrielle, ses
robes qui exhalaient encore son parfum – ce souffle
hespéridé de bergamote et d’orange, de santal et de
cèdre. Pendant plusieurs heures, je pleurai, rugis,
maudis ce Dieu qui m’avait enlevé l’être que je chérissais plus que tout. On a beaucoup jasé sur ce qu’il
s’est passé après : ce n’était que le geste d’un homme
accablé de chagrin qui avait perdu la femme qu’il
aimait et voulait l’étreindre une dernière
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