Tu montreras ma tête au peuple
La Ronde de nuit, n’était pas tout à fait Corentin,
mais un vieux peintre réduit à l’indigence, obligé
de travailler au Comité des arts sous les ordres de
David – s’apprêtait à emplir de couleurs. Depuis cinq
jours, il était donc arrivé chaque matin aux aurores,
et chaque matin aux aurores avait débuté le même
rituel immuable, protocole sacré : la houppelande et le
chapeau dans un coin, Lantenac qui s’asseyait face à
Corentin, et Corentin qui observait Lantenac lisant,
parlant, mangeant, bref, s’adonnant à toutes ces choses
auxquelles on s’adonne habituellement en prison. Pendant cinq jours, il avait étudié la physionomie du ci-devant marquis, roi déchu de Vendée, il avait scruté sa
figure sévère, ses cheveux blancs, l’éclair qui luisait
encore dans son regard ; il l’avait vu s’attendrir sur le
sort d’une jeune fille promise à la mort, échafauder un
plan qui devait lui sauver la vie, soutenir une conversation avec un des jurés qui l’avaient condamné ; il
avait examiné chacun de ses gestes, considéré avec
attention le moindre battement de ses cils, sondé son
cœur endurci, exploré son âme endeuillée, fière,
noble, meurtrie.
Et voilà que le sixième jour, après qu’il eut terminé
ce minutieux travail d’observation, le vieux peintre
allait immortaliser le vieux marquis, invoquer les
mânes de l’inspiration et, enfin, achever sa création.
Le septième jour, il se reposerait.
Le 21 prairial de l’an II, il était arrivé aux aurores,
quand les poissonnières des Halles s’éveillaient à peine
de leur sommeil de plomb, quand le bourreau dormait
encore du sommeil du juste. Il avait posé sa houppelande et son chapeau, il avait monté la toile encore
blanche sur châssis, il l’avait tendue, clouée, il avait
broyé les pigments en poudre avec le liant, préparé
l’enduit à la céruse de ton clair, mélangé les couleurs
sur sa palette – le blanc de plomb y côtoyait le jaune de
Naples, le brun rouge, la laque carminée, la terre de
Cassel et le noir d’ivoire ; le bleu de Prusse, l’outremer
bleu – celui du lapis-lazuli – le cinabre et le vermillon.
Nul croquis, nulle ébauche, nulle esquisse, il peindrait
directement sur la toile encore blanche, alla prima , car la peinture c’est de la peinture . La peinture c’est de la
peinture, mais la sienne, Monsieur, est un peu plus que
cela. C’est la grâce, c’est le remède souverain, le havre
de paix vers lequel nous soupirons, une goutte d’eau
fraîche sur nos lèvres fiévreuses. Et le Roi des aulnes,
Monsieur, pas celui de Goethe mais l’autre, celui qui
n’est pas mais sera un jour, vous dirait certainement
qu’à nos cœurs rendus malades par le temps, par l’érosion du temps, par la mort partout à l’œuvre, par la
promesse inéluctable de l’anéantissement de tous ceux
que nous aimons, la peinture de Corentin apporte un
peu d’éternité. Un peu d’éternité, Monsieur, voilà ce
qu’apporte la peinture de Corentin.
Combien d’hommes ont eu la chance d’assister à ce
moment unique où le chef-d’œuvre qui n’est pas
encore est sur le point de naître ? Car de même qu’il y
eut un instant dans l’Histoire où il ne fallait pas toucher La Joconde parce qu’elle n’était pas encore sèche,
il y eut un instant dans l’Histoire où La Vendée abattue – c’est l’autre nom du tableau, celui que voulait
lui donner le Comité – n’était encore qu’une toile
blanche, immaculée, que Corentin allait bientôt couvrir d’un blanc de marne, blanc d’Espagne pour la chemise de Lantenac, d’un vert émeraude pour ses yeux
d’où jaillissaient les éclairs, d’anthracite et de bistre
pour les murs de la prison, et par-delà les barreaux
d’un bleu céruléen pour le ciel qu’il eût voulu céleste,
mais qu’il fit bleu de cobalt, celui que l’on trouva jadis
dans les mines de Bohême, ce bleu violacé, impérial,
infernal, divin. J’ai vécu ce moment.
J’ai assisté à la naissance des formes, à l’associationdes couleurs et je m’étonnais, Monsieur, que l’on pût
faire une chose si belle à partir de si peu – une toile, un
pinceau, du génie. J’ai assisté à la grâce, Monsieur, à
la grâce en action – cette faveur accordée par Dieu à
quelques happy few , une demi-douzaine par siècle, et
c’est tout.
Quand le soleil se coucha, le tableau était terminé : il
était sublime ; il était tragique.
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