Tu montreras ma tête au peuple
Sublime, on le sait ; tragique car Lantenac avait été condamné à mort et je
m’étonnais qu’il ne le fût pas encore. Or je réalisai avec
effroi que si le tribunal, d’ordinaire si prompt à obtenir
l’exécution de ses jugements, avait accepté de surseoir
à celle du marquis, c’était uniquement pour laisser le
temps au peintre d’honorer la commande. En donnant
son ultime coup de pinceau, Corentin avait apposé
sans le savoir – ou peut-être le savait-il ? – son contreseing au paraphe de Fouquier, scellant ainsi une fois
pour toutes le sort du chef de la Vendée.
Il était tard maintenant ; Paris allait se coucher. Le
peintre remit sa houppelande et son chapeau à trois
cornes, salua Lantenac et partit sa toile sous le bras
comme il était arrivé – en silence. Et Lantenac se mit à
rire, d’abord doucement, puis de plus en plus fort,
d’un rire terrible, convulsif, jailli du tréfonds de son
âme.
— Où puisez-vous la force de rire au bord de
l’abîme ? lui demandai-je, bravant l’interdiction qu’on
m’avait faite de ne jamais lui parler. Demain, vous allez
mourir et tout sera fini.
— Je vais mourir, dit le marquis. Mais tout ne fait
que commencer : en commandant mon portrait à ungénie, le Comité croit célébrer le triomphe de la Révolution sur la Vendée. Mais il ignore, monsieur, que par
la grâce d’un simple pinceau, il me sort des limbes et
me nimbe de gloire pour l’éternité.
CAÏN DE L’AN II
Mon très cher frère,
Les nuits sont longues quand on ne dort pas. Si vous
étiez ici, avec moi, sans doute m’accableriez-vous de
reproches : « De quoi te plains-tu, toi qui n’as pas
encore été condamné à la nuit éternelle ? » Et tel un
coup de fouet, ce tutoiement inopiné m’eût blessé
jusque dans ma chair. C’est ainsi : la forme fait parfois
plus de mal que le fond.
Eh bien, voyez-vous, cela peut paraître injuste, mais
je répondrais sans doute que je vous envie. La vie,
paraît-il, est un cadeau ; or il y a trop longtemps que je
porte la mienne comme un fardeau.
Les nuits sont longues quand on ne dort pas et il y a
des années que je ne dors plus. Le rituel est toujours le
même, immuable : chaque soir, je me couche de bonne
heure, en espérant que le sommeil boutera les Érinyes
hors de ma chambre à défaut de ma vie. Mais bientôt
elles me rattrapent, et j’entends leurs voix stridentes,
perfides : « Caïn, qu’as-tu fait de ton frère ? » Alors jeme réveille en nage, éponge mon front ridé par l’angoisse, allume une bougie, et la laisse se consumer pendant que, tapies dans l’ombre, elles attendent patiemment, prêtes à surgir de la nuit brune pour se faufiler à
nouveau dans mon lit.
Puis la fatigue me gagne, je retourne me coucher et
m’endors, sinon paisiblement, au moins en espérant
qu’elles me laisseront quelques heures de répit. Hélas,
à peine me suis-je lové dans les bras de Morphée
qu’elles reviennent me poser la question, toujours la
même, sur le même ton calme, monocorde : « Caïn,
qu’as-tu fait de ton frère ? »
Qu’ai-je fait de vous, André ? Pourquoi ce rêve
étrange et pénétrant, cette tête qu’on me reproche à
tort de n’avoir pas sauvée, cette tête sanguinolente
séparée de son tronc qui pourrit quelque part dans une
fosse commune du cimetière de Picpus avec d’autres
têtes séparées d’autres troncs qui se décomposent,
ensemble, par centaines – celle de Roucher, bien sûr,
celle, grave, austère, du vicomte de Beauharnais que
Joséphine a jadis couverte de baisers, celles de nos amis
les Trudaine, celles des Carmélites de Compiègne qui
entonnaient des cantiques au pied de l’échafaud ? Pourquoi ce cortège de crânes aux orbites vides vient-il
constamment peupler mes nuits, hanter mes rêves, les
marquer tous deux du sceau de l’infamie ? Pourquoi, Monsieur de Saint-André , comme vous appelait David
du temps où vous étiez meilleurs amis, pourquoi n’y
a-t-il rien qui puisse apaiser mon affliction ?
Comment en suis-je arrivé là ? La nuit est encore
longue, avançons dans la genèse de mes tourments.
*
Constantinople. D’où vient que certaines villes, par
la simple évocation de leur nom, révèlent tant de merveilles, recèlent tant de mystères, font naître l’impérieux désir d’y aller toutes voiles gonflées, à bride
abattue s’il le faut ? De Constantinople, je ne me rappelle rien. J’avais à
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