Tu montreras ma tête au peuple
est en prison dans la tour du
Temple ; Dieu souffre dans son église de Bretagne ;
Dieu souffre dans ses cathédrales insultées, dans ses
Évangiles déchirés, dans ses maisons de prière violées ;
Dieu souffre dans ses prêtres assassinés.
— Dieu ne souffre plus de ce que les hommes sont
inégaux !
— C’est vrai. Les voilà égaux dans la misère.
Regardez le peuple : il a faim mais se tait ; il se tait car il
a peur. La Révolution n’a pas seulement renversé la
monarchie ; elle a renversé la marmite.
— La disette dont nous souffrons est due aux accapareurs et aux agioteurs qui affament le peuple et s’entendent avec les ennemis du dehors pour rendre la
République odieuse aux citoyens et détruire la liberté.
Il faut taxer la farine et guillotiner quiconque spécule
sur la nourriture, fomente l’insurrection ou pactise
avec l’étranger !
— Guillotiner, guillotiner, guillotiner ! Vous n’avez
que ce mot à la bouche !
— Car c’est par là que passe le salut de la République.
Sur quoi il salua Corentin et partit.
*
Ainsi ce vieil homme de taille médiocre, effacé, mais
qui retenait l’attention par son silence fiévreux, son
enjouement sombre, ses manières tour à tour arrogantes et obliques, ce vieil homme qui ressemblait au
cordonnier Simon mais qui n’était pas le cordonnier
Simon, pas plus qu’il n’était le concierge Richard ou le
ci-devant Brotteaux des Ilettes, ce vieil homme habillé
d’une houppelande couleur de fumée d’enfer et coiffé
d’un chapeau à trois cornes n’était autre que François-Élie Corentin.
Corentin, le Tiepolo de la Terreur ! L’égal d’un Giotto,
d’un Léonard, d’un Rembrandt ! Corentin, célèbre
partout et partout célébré ! Électre ! Les Sibylles ! Les
Onze !
Ah, Monsieur, il faut avoir vu Électre , il faut avoir vu Les Sibylles , et il faut avoir vu, surtout, Les Onze , à côté
duquel le Marat assassiné de David n’est qu’une petite
toile caravagesque. Quatre mètres virgule trente sur
trois, un peu moins de trois. Une Cène révolutionnaire, sans Christ ni Judas, mais avec le Comité de salut
public au grand complet, les apôtres de la sainte guillotine – Billaud, Carnot, Prieur, Prieur, Couthon, Robespierre, Collot, Barère, Lindet, Saint-Just, Saint-André –
en séance fraternelle.
François-Élie Corentin ! Il était venu chaque matin
depuis cinq jours et pas une fois je ne l’avais reconnu !
Monsieur Jourdain disait de la prose ; et de la même
manière qu’il disait de la prose, j’avais côtoyé un génie.
Précisons à ma décharge que s’il venait d’achever Les
Onze , Corentin n’était pas encore ce peintre immense,
ce démiurge que d’aucuns considèrent aujourd’hui,
plus que Watteau, Boucher ou Fragonard, comme le
chef de file de l’école rococo ; quant à son Lantenac , ce
chef-d’œuvre dont on a dit qu’il surpassait les portraits
de Mona Lisa, de Cecilia Gallerani, de Baldassare Castiglione, il n’existait alors que dans l’esprit du peintre, et
ne gisait pas encore, a fortiori, par cent mètres de fond.
L’histoire est connue : en 1808 – ou peut-être était-ce
l’année suivante ? Je ne sais plus... Je suis certain, en
revanche, que c’était entre le Dos de Mayo et Essling,
entre les Mort aux Français et la mort de Lannes, entreles larmes de Manuela Malasaña et celles de l’Empereur – entre 1808 et 1809, donc, Louis XVIII, alors
comte de Provence, s’ennuyait à périr dans le comté de
Buckingham où les événements que l’on sait l’avaient
contraint à l’exil. Pour orner les murs du château de
Hartwell qu’un baronnet anglais lui prêtait gracieusement, il acheta une dizaine de tableaux royalistes parmi
lesquels se trouvait Lantenac . Le navire qui devait acheminer les toiles sombra entre Calais et Folkestone, et le
chef-d’œuvre de Corentin fut perdu à jamais. Aussi Les
Onze prirent la place qui leur est échue aujourd’hui
dans le panthéon du Maître, et la cote du Maître,
depuis, n’a eu cesse de grimper.
Mais quittons les fonds marins et, si vous le permettez, revenons sur l’île de la Cité, dans la chapelle de
la Conciergerie où Lantenac posait pour Corentin, où Lantenac à la Conciergerie n’était encore qu’une toile
blanche aux dimensions modestes, quarante-cinq centimètres sur quarante, que Corentin – qui, de même
que Rembrandt n’était pas tout à fait Rembrandt
avant
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