Tu montreras ma tête au peuple
peine six mois quand nous quittâmes les rives du Bosphore pour celles de l’Aude. Mais
le soleil, Sainte-Sophie, la Mosquée bleue, les fondouks ,
la Corne d’or où débarquaient chaque jour des navires
en provenance de Mytilène, de Tripoli et de Crète, me
sont aussi familiers que Notre-Dame et la Seine, le
Pont-Neuf et la ci-devant place du Trône, aujourd’hui
renversé, où votre tête est tombée. Constantinople,
donc.
Car c’est là qu’une Grecque en son jeune printemps,
Belle, au lit d’un époux nourrisson de la France,
Nous fit naître français dans le sein de Byzance.
La France, nous la découvrîmes à Carcassonne. Vous
souvenez-vous, André, de cette enfance heureuse,
champêtre ? Nous construisions des chapelles, des bougies, vous furetiez partout pour vous emparer de morceaux en satin rouge et en faire une belle chasuble
galonnée de papier doré... Puis ce fut Paris, le collège
de Navarre, Virgile et Ovide, les vacances à Provins,
dans le château des Trudaine, les séjours en Champagne, chez les Pange, où la Marne lente, en un longcercle d’îles, ombrage de bosquets l’herbe et les prés
fertiles... Les corps des jeunes filles, celui de Camille
surtout – vous aviez soin de prendre, utile stratagème,
les fleurs que sur son sein vous aviez mises vous-même ;
et sur ce sein, vos doigts égarés, palpitants, les cherchaient, les suivaient, et les ôtaient longtemps –, les
théâtres et les cafés à la mode, les égarements d’une
jeunesse forte et fougueuse – nous ne savions guère
que nous livrer aux délices d’aimer, savourer à longs
traits les muses, les plaisirs, et l’étude et la paix...
L’armée, dans laquelle vous comme moi ne restâmes
que quelque temps – nous étions faits pour brandir
une plume, André, pas une épée ! –, les voyages que
vous fîtes en Suisse, sur les traces de Rousseau, puis en
Italie – vous étiez subjugué par la grâce des sculptures
de Michel-Ange, la Pietà de la basilique Saint-Pierre
vous arracha des larmes. Et les courtisanes, rappelez-vous, embrasaient votre sang :
Ô délices d’amour ! et toi, molle paresse,
Vous aurez donc usé mon oisive jeunesse !
Les belles sont partout. Pour chercher les beaux-arts,
Des Alpes vainement j’ai franchi les remparts ;
Rome d’amours en foule assiège mon asile...
Mais vous ne pouviez continuer ainsi plus longtemps,
à contempler la vie sans vous soucier de ses contingences matérielles. La pension de notre père était
devenue trop modeste pour vous entretenir et il vous
fit comprendre, avec tact, qu’il serait de bon aloi que
vous songeassiez à vous établir. M. de La Luzerne,ambassadeur à Londres, cherchait un secrétaire. Vous
fîtes vos bagages.
Si la Tamise était calme, la Seine allait bientôt
s’agiter. Très rapidement, tout s’enchaîna : l’ouverture
des états généraux, le serment du Jeu de paume, l’apostrophe de Mirabeau – « Allez dire à ceux qui vous
envoient que nous sommes ici par la volonté du peuple
et que nous n’en sortirons que par la force des baïonnettes ! » –, le renvoi de Necker, la prise de la Bastille,
l’abolition des privilèges... Depuis un millénaire, l’histoire de France était restée figée : les fils de roi devenaient rois, ceux des seigneurs devenaient seigneurs,
ceux des domestiques et des vassaux, s’ils ne mouraient
pas en bas âge, domestiques et vassaux. Et voilà qu’en
à peine quelques mois, las de se courber sous le joug
seigneurial vers un sol dont il ne goûtait pas les fruits,
le peuple avait relevé la tête et découvert les vertus
de l’égalité. Le mot existait depuis des siècles, mais
des siècles de servage et de tyrannie l’avaient vidé de
sa substance. C’était, pour nous qui n’avions pas trente
ans, le début d’une aventure exaltante dans laquelle
nous aurions tous deux un rôle à tenir.
En novembre 1789, je fis jouer mon Charles IX au
Théâtre-Français. La pièce, qui vouait la mémoire de
ce monstre à l’exécration publique, avait été jugée subversive par le censeur royal. On s’attendait à des heurts,
à de violents affrontements, ce fut un concert de
louanges. Vous souvenez-vous, André, des
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