Tu montreras ma tête au peuple
du tribunal accaparent tout montemps. Mais le jour est proche où la République triomphante montrera sa clémence et ce jour là – béni soit-il ! – je reprendrai mes pinceaux. Alors, bien sûr, ce
jour n’est pas encore arrivé. L’heure est à la Terreur,
salutaire : l’année passée, à pareille époque, la République était déchirée par les factions ; l’hydre du fédéralisme menaçait de la dévorer. Maintenant, l’unité
jacobine étend sur l’empire sa force et sa sagesse. Mais
pourquoi faut-il que l’audace des conspirateurs grandisse à mesure que la République croît en force et que
les traîtres s’étudient à frapper dans l’ombre la patrie,
alors qu’elle foudroie les ennemis qui l’attaquent à
découvert ?
— Tu me cherches depuis deux jours pour me
parler du salut de la République ?
— Non, je m’égare. Si je suis venu te trouver, c’est
pour te parler de peinture.
Gamelin avait sur l’art des idées bien arrêtées : il prônait le retour à l’antique, à la simplicité, aux fresques
d’Herculanum, aux bas-reliefs romains. Il haïssait le XVIII e , avec ses idylles galantes, ses couleurs pastel, ses
formes incurvées ; il poursuivait d’une haine inextinguible les dignes représentants de ce mouvement qui,
selon lui, ne laissait nulle part la place à la nature et
à la vérité : « La postérité, disait-il, méprisera leurs
frivoles ouvrages. Dans cent ans, tous les tableaux de
Watteau auront péri dans les greniers ; les étudiants
en peinture recouvriront de leurs ébauches les toiles
de Boucher. » Quant à Fragonard, ce misérable vieillard qu’il avait rencontré trottinant sous les arcades
du Palais-Égalité, poudré, galant, frétillant, égrillard,hideux, il l’eût volontiers fait enfermer à double tour,
ce qui, reconnaissons-le, n’eût pas manqué de sel pour
le peintre du Verrou .
Pour dire vrai, un seul homme trouvait grâce aux
yeux du peintre juré. Et c’est cet homme qu’il était
venu voir à la Conciergerie ce soir-là.
— De peinture ?
— Oui. J’ai débuté un Oreste que sa sœur soulève
sur son lit de douleur. Certaines parties sont à peu près
terminées.
— Un Oreste ? En écho à mon Électre ?
— En effet. Me ferais-tu l’honneur, citoyen peintre,
de passer chez moi pour me donner ton avis ? J’habite
sur le côté du quai de l’Horloge.
— Peut-être, oui... Quand j’en aurai terminé ici...
— Justement, que fais-tu là, dans cette sinistre prison
où s’entassent les traîtres à la Nation ?
— J’honore une commande.
— Une commande ?
— Du Comité de salut public.
— Que vas-tu peindre ?
— Un détenu.
— Un détenu ?
— Oui. Un détenu.
— Et peut-on savoir qui est assez terrible pour être
peint par Corentin sur demande du Comité ?
Alors, pointant son doigt vers l’autre bout de la pièce,
Corentin – puisque c’est de lui qu’il s’agissait, Monsieur,
Corentin ! – désigna son modèle, et le modèle fit un pas
en avant, jaillissant de la pénombre pour offrir son
visage à la vue d’un Gamelin soudain blême.
— Lantenac ! murmura le juré pour lui-même.
— Monsieur le marquis de Lantenac, répondit le
vieil homme qui avait l’ouïe fine et l’orgueil des
princes.
— Ci-devant marquis, répliqua Gamelin qui reprenait ses esprits. Que fais-tu encore ici ? Sanson ne t’a
pas encore raccourci comme ton roi et sa grue d’Autrichienne ?
— Je jure sur mon honneur et sur celui de l’enfant
du Temple que si j’avais une épée entre les mains, je te
percerais le ventre de part en part.
— Mais tu n’en as pas et c’est toi qui vas mourir sous
la lame de la guillotine.
— C’est vrai. Je vais faire connaissance avec l’enfant
illégitime que Robespierre a fait à la France. Quand on
pense que rien de tout cela ne serait arrivé si l’on avait
pendu Voltaire et mis Rousseau aux galères ! Ah ! Les
gens d’esprit, quel fléau ! Faites-moi guillotiner, et sans
attendre !
— Tu as raison : on a que trop attendu ! La secte du
sans-culotte Jésus a duré près de dix-huit siècles ! Le
culte de la liberté ne saurait plus être retardé ! Et Dieu
nous garde du retour à la monarchie !
— Ne parlez pas de Dieu. Vous n’y entendez rien.
Dieu souffre en ce moment. Dieu souffre dans son fils
Très-Chrétien le roi de France qui est enfant comme
l’enfant Jésus et qui
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