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Tu montreras ma tête au peuple

Tu montreras ma tête au peuple

Titel: Tu montreras ma tête au peuple Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: François-Henri Désérable
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longuement écouté et m’a assuré qu’André sortirait dans trois jours.

    — Quand, père ? Quand êtes-vous allé voir Barère ?
lui demandai-je en le secouant par les épaules.

    Il baissa la tête, comme un enfant pris en faute :

    — Il y a trois jours.

    Je l’accablai de reproches : combien de fois lui avais-je dit que solliciter le Comité de salut public pour
obtenir votre libération était le moyen le plus sûr de
vous précipiter sur l’échafaud ? Combien de fois lui
avais-je répété que dans les tremblements de terre, il
faut savoir rester immobile, que pour avoir une chance
de vous voir sortir, il fallait garder profil bas, prier que
votre dossier demeurât en dessous de la pile, que des
temps meilleurs finiraient par arranger les choses ?

    Le pauvre homme avait cru bien faire et maintenant
il se sentait coupable de votre mort. Il implora ma
grâce. J’étais moi-même trop accablé pour ne point la
lui accorder. Je le serrai dans mes bras, et nous restâmes longtemps enlacés, confondant nos sanglots
jusqu’au milieu de la nuit.

    Le lendemain, j’allai trouver un des aides du bourreau que je connaissais un peu et qui accepta, moyennant quelques assignats, de me conter vos derniers instants. Il me dit que sur la charrette, Roucher vous récita
un quatrain composé pour sa femme, ses enfants, ses
amis, pendant que, dans sa cellule, un compagnon
d’infortune achevait son portrait : « Ne vous étonnez
pas, objets sacrés et doux, si quelqu’air de tristesse
obscurcit mon visage. Quand un savant crayon dessinait cette image, j’attendais l’échafaud et je pensais
à vous » ; il me dit qu’en retour vous déclamâtes des
vers d’Andromaque : « Oui, puisque je retrouve un ami
si fidèle, ma fortune va prendre une face nouvelle... »
que Roucher complétait : « ... et déjà son courroux
semble s’être adouci, depuis qu’elle a pris soin de nous
rejoindre ici... » Ainsi donc vous seriez mort commevous avez vécu : en poète. Simple légende ou sublime
réalité ? Qu’importe, je préfère la légende. Il me dit
enfin – et cela je le tiens pour vrai, plusieurs personnes
me l’ont confirmé depuis – que sur l’échafaud, vous
prononçâtes, en frappant votre front contre la poutre
de la guillotine, ce mot resté célèbre : « C’est dommage, il y avait quelque chose, là. »

    Vous aviez raison. Il y avait quelque chose et ce
quelque chose s’appelait du génie . C’est à tort et à travers que le terme est employé aujourd’hui : un écrivaillon se pique de littérature, il fait quelques vers ou
monte une pièce, obtient un petit succès, et bientôt
on accole à son nom les cinq lettres g-é-n-i-e, brevet si
facilement accordé que le mot tout entier s’en trouve
déprécié. Pourtant je n’ai pas peur de le dire, je peux
même le marteler : mon frère, sachez que vous aviez du
génie.

    Quarante-huit heures après votre exécution, ce fut
au tour de Robespierre de faire connaissance avec la
pesante masse de fer. La plupart des détenus furent
libérés : la Terreur n’était plus à l’ordre du jour. Vous
fîtes donc partie, avec quelques autres, des dernières
charrettes, des ultimes fournées.

    À l’instant même où notre père apprit votre mort, il
cessa de vivre. Pendant près de dix mois, il se traîna
comme une ombre, et bientôt l’ombre fut de retour
chez elle, parmi les ténèbres. Je sus ce jour-là qu’on
peut mourir de chagrin.

    Vos manuscrits passèrent à Constantin-Xavier, qui
n’en fit rien et me les laissa volontiers. C’était un fatrasd’ébauches, d’esquisses, de fragments. Une masse de
feuillets disparates que j’hésitai à livrer aux flammes.
Je décidai tout de même d’y jeter un œil. Ce fut un
éblouissement.

    Madame de Staël m’a dit un jour : « Vous êtes, Marie-Joseph, un homme d’esprit et d’imagination comme
j’en ai très peu rencontré. Mais votre amour-propre
domine tellement votre talent, qu’au lieu de travailler
à vous perfectionner, vous préférez vous étonner de
vous-même. » Le compliment était à double tranchant.
Elle n’avait pas tort. J’ai toujours été dans l’emphase,
la boursouflure, la déclamation. Ce n’était pas votre
cas, André : vous avez porté la langue à un degré de
perfection encore inégalé, à un point d’incandescence
absolu.

    Je me pâmais devant la grâce exquise de vos bucoliques, de vos élégies, de vos vers imités de

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