Tu montreras ma tête au peuple
choses dignes de Théocrite.
Ils me pressaient de les publier ; je n’en fis rien. Je ne
voulais pas, disais-je pour me disculper, raviver la douleur de votre perte ; mais secrètement, j’avais peur que
votre œuvre n’éclipsât la mienne, tout simplement.
Sous le Consulat, j’envoyai quand même un de vos
poèmes, une Élégie dans le goût ancien , au Mercure de
France .
Pleurez, doux alcyons ! ô vous, oiseaux sacrés,
Oiseaux chers à Thétis, doux alcyons, pleurez !
Elle a vécu, Myrto, la jeune Tarentine !
Un vaisseau la portait aux bords de Camarine :
Là, l’hymen, les chansons, les flûtes, lentement,
Devaient la reconduire au seuil de son amant.
Je pris soin de le faire suivre d’une note dans laquelle
j’expliquais que ces vers, vous les aviez laissés sans avoir
eu le temps de les revoir, que s’ils manquaient trop
souvent de correction et de pureté, on y trouvait plus
d’une fois le goût antique et le talent du poète. Cette
réserve me fut sévèrement reprochée par vos laudateurs. Votre poème, estimaient-ils, ne souffrait d’aucun défaut. Ils avaient sans doute raison, mais je fus
si vexé que je décidai de ne plus jamais livrer au publicle moindre de vos écrits. La gloire littéraire, c’était
décidé, ne couronnerait qu’un seul Chénier.
Car pour moi, les choses n’allaient pas trop mal :
comme vous le savez, dans le sillage du succès de mon Charles IX , j’écrivis d’autres pièces, devins le poète
officiel de la Révolution, fus élu député à la Convention... Comme vous avez dû l’apprendre en prison,
mon Chant du départ , composé pour la fête de l’Être
suprême, connut une fortune que seule La Marseillaise ne pouvait lui envier. Vous n’avez pas pu savoir, en
revanche, que je fus élu au Conseil des Cinq-Cents sous
le Directoire, puis au Tribunat et à l’Académie sous le
Consulat.
La politique et le théâtre accaparaient la plupart de
mon temps, et les quelques heures qui me restaient,
je les consacrais à la délicieuse Madame de Labouchardie, rencontrée rue Saint-Honoré où elle tirait de
sa harpe des sons d’une blondeur merveilleuse. Elle
était jeune, belle, délurée. Chaussée de cothurnes, elle
laissait apparaître à ses doigts de pieds nus moult
bagues enchâssées de diamants, et ne portait que des
robes légères, diaphanes, à la grecque . Les mœurs
eussent-elles continué à se déliter sous l’Empire, sans
doute serait-elle vêtue d’une simple feuille de vigne
aujourd’hui. Elle devint ma maîtresse, ma confidente,
et même, quand Bonaparte se fit appeler Napoléon et
que débuta ce qu’il faut appeler une disgrâce, ma bienfaitrice – pour apaiser les créanciers qui m’assaillaient
de toutes parts, elle consentit à vendre ses bijoux. Elle
m’a vu rire, pleurer, souffrir. C’est elle, je n’en doute
pas, qui recevra bientôt mes derniers soupirs.
En somme, j’avais tout ce qu’un homme de lettres
pouvait espérer : une femme qui sans être la mienne
m’aimait passionnément, de l’argent et, il faut bien le
dire, une carrière réussie. Le bonheur eût été complet
sans ces foutues Érinyes.
*
Car c’est là, cher André, que l’histoire tourne au tragique : très vite après votre mort, on m’accusa de l’avoir
provoquée par mon inertie. Pis, de l’avoir souhaitée.
C’était faux, bien entendu. Nous avions beau être
opposés sur la marche de la Révolution, je vous aimais,
André, je vous aimais fraternellement. J’ai bien essayé
de vous tirer d’affaire, mais les démarches que j’entrepris en douce furent de bien piètres échecs. Et puis,
je l’ai déjà dit, attirer l’attention sur votre cas était
le moyen le plus sûr de vous précipiter sur l’échafaud.
Léger, dont le patronyme s’accordait si bien à l’esprit, composa un médiocre poème dans lequel il imaginait votre réaction : Vivant il fallait me défendre, non
me pleurer après ma mort ! Michaud fit circuler ces vers : Je sais que Chénier, fidèle à Melpomène, peut tuer ses héros
ailleurs que sur la scène ; Fonvielle, Souriguière, Fantin,
Crétot, Beaulieu, Langlois et jusqu’à Lézai , ce pédant
jouvenceau qui n’était qu’un Roederer mais se croyait
Rousseau, ne furent pas plus tendres avec
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