Un bateau pour l'enfer
l’Ortsgruppenleiter, Otto Schiendick. »
Le directeur de la Hapag se pencha légèrement en avant :
« Étes-vous au courant de notre situation, capitaine Schröder ?
— Bien sûr. Je sais que la Hapag traverse une crise.
— Une crise grave ! Comme elle n’en a jamais connu dans son histoire. Notre flotte part et revient à moitié vide. Les passagers ont déserté. Nous avons un besoin urgent de renflouer nos caisses. Pour nous, ces départs sont une aubaine. C’est grâce à ces exilés que nos bateaux pourraient redevenir rentables. »
Il demanda à brûle-pourpoint :
« Quel âge avez-vous, capitaine ? »
Sans attendre la réponse, il poursuivit sur un ton lourd de sous-entendus :
« Vous ne voudriez tout de même pas vous retrouver en cale sèche à cinquante-cinq ans ? »
Schröder éluda la question et s’enquit :
« Que décidez-vous ?
— À quel propos ?
— Je viens de vous le dire Schiendick ! Je n’en veux plus ! »
Holthusen garda un moment le silence, puis :
« Capitaine, nous nous connaissons depuis de longues années. J’ai beaucoup d’estime pour vous. J’ai jugé que, entre tous les hommes au service de la Hapag, vous étiez le plus apte à accomplir cette mission (il hésita un instant sur le terme) spéciale. Je vous apprécie vraiment et vous avez toute mon estime.
— Je vous en sais gré. Mais je ne vois pas très bien le rapport avec ma requête.
— Disons que… je n’aimerais pas qu’il vous arrive des ennuis. De graves ennuis… »
Schröder croisa les mains sur ses genoux. L’allusion était on ne peut plus claire. Holthusen venait de lui rappeler les limites à ne pas franchir.
« Parfait, dit-il. Je n’insiste plus. En revanche, rien ne pourra m’empêcher d’informer l’équipage du voyage qui l’attend et de la nature des passagers qu’il devra servir.
— Bien entendu.
— Et j’ajouterai, précisa Schröder, que ceux qui ne voudront pas accompagner ces personnes auront tout loisir de quitter immédiatement le navire. »
Une expression perplexe anima les traits de Holthusen.
« Vous ne pensez pas sérieusement qu’Otto Schiendick et ses acolytes saisiront cette occasion pour plier bagage ?
— Je ne suis pas naïf à ce point. Mais ce sera une façon de leur faire comprendre que je n’entends aucunement que l’on remette en question mes futures directives. »
Schröder venait à peine de refermer la porte que le téléphone sonna dans le bureau de Holthusen. Le directeur décrocha et son visage se rembrunit presque aussitôt. C’était Troper, Morris Troper, le président-directeur général pour l’Europe de l’American Jewish Joint Distribution Committee [15] , plus communément appelé le Joint ou le JDC . Il téléphonait de Paris.
Avocat d’origine américaine, l’homme avait été, jusqu’en 1939, président de la NYSSCPA [16] . Sa première réaction en apprenant la nouvelle du « projet Saint-Louis » avait été de pousser un soupir de soulagement. Mais une extrême tension s’insinua en lui au fur et à mesure qu’il prenait conscience des difficultés qui ne manqueraient pas de surgir. Après les formules d’usage, il questionna Holthusen : « Étes-vous certain que les Cubains accepteront de recevoir d’un seul coup un si grand nombre de réfugiés ? » Holthusen décida de rester dans le flou et se contenta de rappeler à Troper les règles que les passagers étaient tenus de respecter : « Dépenser leurs deux cent trente Reichsmarks à bord du navire, et s’acquitter d’un billet retour “en cas d’imprévu”. » Son exposé terminé, il s’empressa de s’excuser auprès de Troper : un rendez-vous de la plus haute importance. Et il prit congé. Le responsable européen du Joint raccrocha, encore moins rassuré qu’avant son coup de fil. Il réfléchit un long moment puis décida de rédiger deux télégrammes. Le premier à l’intention du directeur du Joint, à New York, afin de le prévenir du départ du Saint-Louis et de lui faire part de ses appréhensions. Le second reprenait les mêmes termes et était adressé à Sir Herbert Emerson, tout récemment nommé directeur du Comité international pour les réfugiés politiques [17] . Il ne restait plus à Troper qu’à prier.
4 mai 1939
STRICTEMENT CONFIDENTIEL
Cher Monsieur Houghteling [18]
Veuillez trouver ci-jointe la copie d’un rapport strictement confidentiel que je trouve du plus
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