Un bateau pour l'enfer
souci. »
Ruth acquiesça faiblement. Elle voulait y croire. Y croire de toutes ses forces, parce qu’elle savait que si quelque chose devait arriver à ses petits-enfants et à sa fille, elle mourrait.
4
Berchtesgaden, 10 mai 1939
Gustav Hilger, attaché aux affaires économiques à l’ambassade d’Allemagne à Moscou, semblait totalement pris de court par la question du Führer : « Pensez-vous que Staline soit prêt à établir une véritable entente avec l’Allemagne ? » L’attaché se contenta de résumer la thèse déjà entendue, à savoir que l’Union soviétique n’était pas militairement menaçante, puisque la paix lui était indispensable pour construire son économie.
À peine se fut-il retiré que Hitler se tourna vers von Ribbentrop [19] et lui déclara : « Si Hilger voit juste, je ne dois pas céder aux ouvertures de paix que me propose Staline. Je dois interrompre la consolidation de ce géant aussi vite que possible. »
Hambourg, ce même jour
Une valise cabossée à la main, il claudiquait dans la nuit tombée. Il claudiquait pareil à un animal blessé entre les caisses et les ballots entreposés le long du hangar 76. Et sous l’œil blafard de la lune, son crâne chauve luisait étrangement. Son cœur battait la chamade, et il se dit que toute la ville devait l’entendre. Il s’appelait Aaron Pozner. Six mois plus tôt, lors de la Kristallnacht, ils étaient venus l’arracher à son domicile. Le lendemain, on l’avait jeté dans un wagon en compagnie des quelque huit mille autres Juifs enlevés, comme lui, en cette sinistre soirée de novembre. Le train avait pris la direction d’une petite ville, au nord de Munich. En un lieu bucolique où peintres et écrivains avaient coutume de séjourner pendant la belle saison, cherchant l’inspiration dans les vastes marais qui s’étendent au nord et à l’est de la ville sur des dizaines de kilomètres. Seulement, Aaron Pozner n’était pas un artiste. Il était professeur d’histoire, et ce n’est pas dans l’une des coquettes maisons qui peuplaient le Barbizon de la capitale bavaroise que les SS lui offrirent l’hospitalité, mais dans un camp. En y pénétrant, Aaron eut à peine le temps de lire un nom sur le panneau métallique qui surplombait l’entrée : Dachau [20] .
Le lendemain, on lui avait rasé le crâne et il avait dû échanger ses vêtements contre un costume de toile rugueuse où était imprimée une étoile. Pendant les premiers jours de sa détention, son seul lien avec le monde des vivants avait été une photo de sa femme Rachel et de ses jeunes enfants Ruth et Simon. Mais la photo lui avait été confisquée par un gardien qui avait uriné dessus.
Qu’avait-il fait ? Qu’avait fait Aaron pour qu’on le traitât ainsi ? Pourquoi ces pendaisons autour de lui ? Pourquoi ces castrations à la baïonnette ? Pourquoi ces frères étranglés, ces flagellations publiques, cette fosse tapissée de chaux vive où les cadavres s’entassaient jour après jour ? Il devait se poser ces questions longtemps après, il ne trouva jamais de réponse. Pas plus qu’il ne sut pourquoi, un matin de mai, il fut libéré avec un groupe d’autres détenus à la condition de quitter l’Allemagne dans un délai de quatorze jours [21] . Il retrouva sa femme et ses enfants qui l’attendaient sur le quai de la gare de Nuremberg. Elle lui expliqua qu’elle avait réussi à rassembler l’argent nécessaire pour lui acheter un visa cubain et un billet en classe touriste sur un bateau en partance pour La Havane : le Saint-Louis . Elle le rejoindrait plus tard, lui avait-elle promis. Quatorze jours pour tout abandonner ou la mort. Brisé, il accepta de partir. Une fois ailleurs, il les ferait venir à ses côtés, il construirait pour eux une nouvelle vie. Mais dans le train qui le menait à Hambourg, il fut pris d’une crise de désespoir. Non. Il ne pouvait pas abandonner les siens. Alors que l’on faisait un arrêt en gare de Cologne, il bondit hors de son compartiment ; un compartiment sur la vitre duquel était inscrite la lettre « J ». À coups de botte, un garde le força à faire demi-tour. Il n’eut plus d’autre choix que de poursuivre son voyage. Arrivé en fin de soirée à Hambourg, alors qu’il descendait du train, il fut de nouveau confronté aux agents de la Gestapo. Était-ce son crâne rasé qui suscitait cette hargne ? Ses traits tirés ? Son corps décharné ? Autant
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